Aujourd'hui n'était pas une bonne journée pour Baby. Ses cours s'étaient mal passés, elle avait dû rendre un projet qu'elle avait bâclé et rien ne pouvait plus l'agacer. Beaucoup de gens lui disaient qu'elle prenait ses études trop à cœur. Mais Baby, elle, elle s'en fichait. Elle savait pourquoi elle travaillait si dur et elle savait qu'un jour, tout cela finirait par payer. Ses cours venaient de se terminer, il était quatorze heures et Baby pouvait enfin pousser d'un air blasé la porte de chez elle. Un simple coup d'œil à l'intérieur et son agacement refit surface. C'était ce qu'on pouvait appeler le foutoir. Des vêtements traînaient par-ci par-là et des feuilles volantes et dans un sale état gisaient sur la table basse. Même si le désordre régnant dans la petite maison qu'elle partageait avec Norma était habituel, Baby soupira. La vue du désordre la décourageait encore plus. Et puis, elle avait vraiment très faim. La jeune étudiante n'avait pas eu le temps de déjeuner, elle avait dû terminer en vitesse le projet qu'elle avait rendu quelques heures plus tôt et cela n'ajoutait en rien à sa bonne humeur. Baby se dirigea donc vers le coin cuisine et son sang ne fit qu'un tour. Les mains sur les hanches, la jeune femme fixait d'un œil noir l'amoncellement de vaisselle sale qui s'accumulait dans l'évier. Baby n'était pas le genre de personne qui aimait piquer des crises à tout bout de champ, cependant, elle aimait que les choses soient bien faites et avait horreur de vivre dans la saleté. La jeune femme prit sa respiration et s'exclama : Norma, franchement, tu aurais pu faire un effort ! C'était à ton tour de faire la vaisselle ! Tu sais très bien que je n'ai pas le temps en ce moment. Franchement, tu exagères ! Oui, Norma exagérait, parfois. Baby se demandait à quoi elle pouvait passer ses journées. Oh, bien sûr, sa compagne était romancière, mais Baby la soupçonnait parfois de ne pas vraiment travailler et de se servir de cela comme d'un prétexte pour se la couler douce. Cependant, jusqu'à présent, Baby n'avait encore jamais fait le moindre commentaire à ce propos.
Une pile de courrier attira l'attention de la jeune femme, qui prit les premières enveloppes et les ouvrit d'un geste brusque. Des factures, des factures et encore des factures. A croire qu'elle passait sa vie à donner de l'argent. En ce moment, Norma et elle étaient un peu juste, niveau financier. Il fallait bien dire que le talent de Norma ne payait pas très bien ces temps-ci et Baby ne travaillait pas pour se consacrer pleinement à ses études donc parfois, les fins de mois étaient un peu difficiles. Baby soupira, pour la énième fois de la journée et laissa tomber d'un geste las les enveloppes sur le plan de travail. Impatiente, elle s'écria : Bon, Norma, qu'est-ce que tu fais à la fin ? Il faut qu'on parle ! Je pense qu'on devrait toutes les deux commencer à chercher du travail, histoire d'avoir un peu d'argent en plus à la fin du mois. Les factures nous tombent toutes dessus en même temps, ça commence à devenir un peu inquiétant. Tout en parlant, Baby se servit un verre d'eau et s'adossa au plan de travail, attendant que Norma daigne faire son apparition.

Quand certains passent leur journée à trimer, à transpirer et à travailler avec acharnement, d'autres se contentent de lézarder à la maison, à l'instar de Norma-Jean Collins. C'était une paresseuse incorrigible. C'était sans doute son plus gros défaut mais elle ne s'en excusait pas et, surtout, elle ne faisait aucun effort pour changer. Au contraire, chaque jour elle devenait plus paresseuse que la veille. Et si elle prétendait passer ses journées à la maison pour travailler sur ses romans, ce n'était vrai qu'une très petite partie du temps, elle passait en réalité la majorité de son temps à flâner sans but, à se la couler douce, tout simplement. À quatorze heures, Baby, sa petite-amie avec qui elle vivait, rentra à la maison, lui faisant prendre conscience que cela faisait près de deux heures qu'elle avait les fesses collées au canapé. Norma attendit qu'elle vienne la rejoindre, contente de la retrouver pour qu'elles lézardent ensemble – ou qu'elles s'occupent autrement. Mais bientôt elle entendit la voix de Baby, pleine de reproches et de colère, qui lui parvenait depuis la cuisine. « Norma, franchement, tu aurais pu faire un effort ! C'était à ton tour de faire la vaisselle ! Tu sais très bien que je n'ai pas le temps en ce moment. Franchement, tu exagères ! » Elle ne se sentait même pas coupable. Déjà qu'elle n'était pas motivée pour lever les fesses du canapé, alors la vaisselle! C'était bien loin de ses préoccupations. Elle avait les tâches ménagères en horreur. Si elle vivait seule, et non avec Baby, sans doute vivrait elle dans un désordre perpétuel et une saleté ambiante. Elle se donnait juste la peine de faire un peu de ménage, histoire de vivre dans des bonnes conditions hygiéniques. L'ordre et la propreté lui importait peu dès lors qu'elle vivait dans un endroit vivable, dirons-nous. Par ailleurs, Baby était beaucoup plus douée qu'elle dans le domaine des tâches ménagères. Tout du moins, elle aimait le penser. « Bon, Norma, qu'est-ce que tu fais à la fin ? Il faut qu'on parle ! Je pense qu'on devrait toutes les deux commencer à chercher du travail, histoire d'avoir un peu d'argent en plus à la fin du mois. Les factures nous tombent toutes dessus en même temps, ça commence à devenir un peu inquiétant. » Norma-Jean devinait à son ton que Baby était vraiment en colère et qu'elle n'avait pas le choix. Elle se décida donc – enfin – à se lever du sofa et à rejoindre la cuisine. Elle ne put que constater que, en effet, la pile de vaisselle était impressionnante. Bizarrement, elle ne s'en était pas rendue compte en déposant son assiette dans l'évier après son déjeuner. Elle resta préalablement dans le cadre de la porte, les bras croisées sur sa poitrine. « Je travaille! » protesta-t-elle. Pour preuve, les quelques tâches d'encre sur sa main droite. En effet, elle avait écrit aujourd'hui. Elle s'était levée, peu avant neuf heures, avec l'envie impatiente d'écrire et une inspiration rare. Sans prendre auparavant la peine de prendre un petit déjeuner, une douche ou même de se brosser les dents, elle s'était jetée sur le papier, écrivant passionnément, rayant, réécrivant, froissant et jetant quelques feuilles, écrivant encore, décrivant avec ardeur une scène de crime violente et barbare. Sitôt sa description terminée, toute inspiration avait disparue. Après avoir pris une douche, elle s'était installée dans le canapé qu'elle n'avait quitté que pour se préparer à déjeuner et poser son assiette vide dans l'évier. Somme toute, elle avait passé une heure à écrire. Le reste du temps, elle l'avait passé à attendre et à se détendre. « Et puis, je déteste faire la vaisselle! » Argument peu convaincant mais véridique. Comme elle aimait à le répéter, c'était la tâche ménagère qui la rebutait le plus. À moins que ce ne soit l'aspirateur. Ou la lessive. Ou le rangement. Ou la serpillière. Ou les poussières. Elle rejetait toute tâche ménagère à vrai dire. Elle ne faisait même pas son lit. Son regard se posa sur Baby, ne se sentant pas coupable le moins du monde. S'excuser pour ne pas avoir fait la vaisselle? C'était mal la connaître. Elle se contenta de regarder sa petite-amie, l'œil curieux, intéressé et sincère. Ni plus ni moins. D'un pas lent et prudent, elle s'approcha de Baby et finalement s'adossa au plan de travail à côté d'elle. « Bonjour quand même. » Petit sourire, comme si tout était oublié. Un peu insolent. Elle déposa un baiser sur la joue de Baby, se recula, penaude, et alla se servir à son tour un verre d'eau. « Bonne journée? » demanda-t-elle, vaguement intéressée en remplissant un grand verre d'eau fraîche. Elle se tourna vers Baby, penaude et innocente, porta son verre à ses lèvres. Elle le vida d'une traite. Elle avait soif depuis un moment, mais elle avait eu la flemme de quitter son canapé. Paresseuse incorrigible.