C’est entre deux présentoirs à gâteaux que je le vis rentrer. Je souris. Comme si c’était devenu un réflexe. Plus facile que de cligner des yeux. Plus facile que de respirer. Ou comme lorsqu’on lève la main sur vous et que votre instinct vous ordonne de placer vos mains devant votre visage. Sauf que lui n’était pas une menace. Ce n’était pas un réflexe de survie. C’était un réflexe de flottage de nuage. Ça ne se dit pas, je sais. Mais je flottais littéralement sur un nuage, et à chaque fois que je voyais son joli minois mettre un pied dans mon bistro, mes lèvres décochaient un sourire. Peut-être mes joues rougissaient-elles, je ne savais plus faire la différence entre la chaleur émanant de son être et ma gêne. Pas qu’il soit assez proche pour que je puisse sentir sa chaleur corporelle, non. Malheureusement non. Mais je savais qu’il était un tison ardent. Mon regard se dirigea finalement vers la fin de sa trajectoire, soit le comptoir à commandes. Tout de suite j’aperçus l’un de mes employés en formation. Aux oubliettes la pratique qui lui donnerait un jour son expérience. Ce client-là, il était pour moi. Il avait toujours été rien qu’à moi. Ce n’était probablement pas très subtil aux yeux des serveurs, la propriétaire qui se jette sur la caisse à chaque fois que le même beau blond se pointe. Tant pis. J’avais droit moi aussi à mes péchés mignons. Eux, c’était les restants de la tarte aux pacanes du dimanche soir, que je leur offrais plutôt que de la jeter. Moi, c’était lui. Son odeur. Son sourire. Son regard. Son allure. Sa voix. Ses goûts. Sa façon de s’asseoir. Ses yeux qui lisaient le journal de gauche à droite et parfois en diagonal dans la section économie. Une fois arrivée à ma destination, je replaçai une mèche de cheveux rebelle tout en lui souriant. « Bon après-midi ! Qu’est-ce que je vous sers aujourd’hui ? » J’adorais l’heure du lunch. Il venait toujours déguster un sandwich, une salade ou une soupe, avec une petite sucrerie. Il ne venait pas à chaque jour, et jamais le même. C’était donc toujours une attente interminable de l’entendre ou pas faire sonner la clochette en haut de la porte de mon bistro. Mais il ne m’habituait pas à une routine et ne me plongeait donc pas dans la répétition. Il gardait ce suspens, cette étincelle entre nous. Entre nous ? Mais que dis-je. À part lui expliquer les différentes sortes de salami que je mettais dans mes sous-marins frais, c’était une botte de foin roulant dans le vent devant un décor désertique. Il n’y avait pas matière à inclure un « nous » où que ce soit.

Je ne connaissais même pas son prénom. C’était d’un ridicule. Je ne savais pas si je croyais au coup de foudre, de toute façon je n’allais quand même pas jusqu’à dire que j’étais amoureuse de ce bel inconnu, mais quand même. Il y avait de quoi avoir peur. Je ne connaissais rien de lui et lui rien de moi, et pourtant juste le fait qu’il vienne souvent à mon bistrot me donnait l’impression que je le connaissais depuis toujours. Que je pouvais lui faire confiance. Pourtant, il pouvait tout à fait être un tueur en série. Un agresseur sexuel. Un psychopathe. Ou un homme tout à fait normal qui avait bien du goût – après tout, il avait quand même fait de mon Rose&Hann son endroit fétiche. Je ne savais aucunement quoi penser de cet homme, et pourtant j’étais attachée. Si un jour il cessait de venir manger ici, j’allais honnêtement en être peinée. Pas une peine d’amour qui vous empêche de fonctionner pendant des semaines, mais peinée quand même. Alors que je lui demandais sa commande sachant pertinemment ce qu’il allait prendre, je souris en le regardant feuilleter le menu. Je ne faisais cela que pour être bien certaine que j’allais pouvoir entendre sa voix. Si je me contentais de lui demander si c’était la même chose que d’habitude, il n’allait peut-être qu’hocher la tête en souriant et alors sa voix musicale et virile n’atteindrait jamais mes oreilles qui étaient assoiffées de sa mélodie. Je fus surprise de l’entendre me dire qu’il cassait la routine en prenant un hamburger maison. Il remarqua sans doute cette mimique vu le commentaire qui suivi. « Impressionnée vous dites ? Je suis sur le cul ! » Lançais-je avec très peu de classe. Je rougis alors, posant une main sur ma bouche et rigolant. « Pardonnez-moi. Ça fait pas très professionnel ça. » J’entendais mes employés rire derrière moi. Quel exemple je donnais, vraiment. Je souris en regardant l’homme qui riait aussi. J’entrai finalement la commande dans la caisse. « Ce sera tout ? » Lorsqu’il me confirma sa commande, je le fis payer tout en continuant la conversation afin de me faire oublier que je voudrais lui offrir le repas. J’allais me ruiner si je commençais à agir de cette façon. « Vous aimez les oignons caramélisés ? … Dans votre hamburger, je veux dire. » Je préférais toujours demander car c’était mon petit ingrédient extra dans le hamburger maison, mais ce n’était pas tout le monde qui aimait le goût mélangé à la viande. Je préférais donc mettre au courant mes clients pour qu’ils aient le loisir de choisir ou non s’ils s’aventuraient dans cette saveur. « Alors, qu’est-ce qui vous a poussé à essayer autre chose ? Besoin d’aventure ? » Dis-je en riant. Habituellement, les gens en soif d’aventure choisissait d’aller dans un autre pays, pas de changer de choix sur un menu de bistrot.