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Les gens pensent que chez les jumeaux, il y en a forcément un qui s'en sort mieux que l'autre. Plus apprécié, plus populaire, plus intelligent, plus ouvert, plus tout. Le cliché veut que l'autre frère, celui qui, littéralement, n'a pas été gâté par la nature, vive dans l'ombre de son jumeau, devenant un pâle copie de celui-ci, se contentant de l'observer de loin et d'envier sa vie parfaite, ruminant dans son coin et l'accusant de lui avoir volé des qualités en plus d'avoir pris toute la place dans l'utérus de la mère. Je répondrais au gens qui pensent ça et qui s'obstinent à savoir qui de ma sœur ou moi est la meilleure d'arrêter de s'abrutir devant la télé et d'aller s'acheter une vie. Sérieusement. Aussi loin que je me souvienne, Louànn est moi avons toujours été deux jumelles totalement fusionnelles, complémentaires. Elle est ce que je ne suis pas, j'ai ce qu'elle n'a pas, et c'est sans doute pour ça qu'il est impossible de nous séparer. Ceux qui s'y sont risqués... Non, en fait, personne n'a jamais tenté de nous séparer, jamais. Nous sommes une paire, un duo, et il est rare d'en croiser l'une sans l'autre. En même temps, nous avons partagé bien plus qu'un placenta. Nous avons dû être là l'une pour l'autre à la mort de nos parents, alors que nous étions encore jeunes. Nous avons dû supporter les regards pleins de pitié, les « oh! Pauvres petites, quel malheur! » hypocrites. Nous avons dû accepter notre nouvelle famille. Deux puritains qui vont à la messe tous les dimanches, qui pensent que les mini-jupes sont des outrages au Seigneur, et qui sont sérieusement convaincus que la marijuana est une marque de lessive. Malheureusement pour eux, ils sont tombés sur les mauvaises sœurs jumelles, pas vraiment le genre petites filles sages et chrétiennes qu'ils auraient souhaité avoir. Notre enfance s'est déroulée ainsi, sous le regard réprobateur de nos parents adoptifs qui nous voyaient grandir – je cite – dans le pêché et l'indécence.

Il a été plus facile de me différencier de ma sœur à l'adolescence. J'étais nettement plus féminine qu'elle, et tout ce qui touchait à la mode, au maquillage et aux autres « trucs de filles », m'intéressaient. Bien évidemment, la soudaine prise de conscience de ma féminité m'a apporté son lot d'inconvénients, à commencer par mes parents. Toujours sur mon dos pour que je m'habille comme-ci, comme-ça, que je leur dise à chaque fois avec qui je sortais, où j'allais, quand, comment... Ils n'ont jamais compris qu'aux yeux des gens normaux, j'étais loin d'être une Barbie, je n'appréciais juste pas d'être fringuée comme un sac. Je partageais même la passion de ma sœur pour les jeux vidéos, sans pour autant être aussi accro qu'elle. Mais bien sûr, ça n'avait aucune valeur pour mes parents, et un décolleté restait un décolleté. Et puis, nous les avons rencontrés. Deux jumeaux, comme nous, qui avaient eu une enfance difficile, comme nous. Il était apparu comme une évidence que nous étions faits pour nous entendre, et plus si affinités. Et affinités il y avait eu, entre Isaac et Louànn, Ezra et moi – d'un point de vue extérieur, nous voir tous les quatre ensemble devait sembler bizarre. Le rapprochement s'était fait tout seul, sans que l'un de nous n'émette aucune protestation. C'était facile, mais ma sœur et moi ne leur avons pas fait confiance depuis le début, d'où notre désastreuse mais hilarante première fois, un soir d'Halloween, où nous avions trouvé drôle de nous faire passer l'une pour l'autre, offrant notre virginité au partenaire de l'autre. Les deux garçons avaient fini par le savoir, et ils ne s'étaient même pas énervés. Il fallait dire que niveau plan machiavéliques foireux, ils n'étaient pas en reste.

« Hey, Louànn! » « Non, moi c'est toujours Noheyla. » « Ouais, désolée... Dis moi, je me demandais... est-ce que Ezra et toi, vous... tu sais? » Non, je ne savais pas, mais je n'arrivais pas à encadrer le sourire trop mielleux de ma camarade de classe de littérature. « Tu sais? Est-ce que vous êtes ensemble? Parce que, franchement, il est vraiment craquant... » J'aurais voulu la traiter de tous les noms, lui dire qu'elle pouvait voir ailleurs si j'y étais, sale garce, et qu'elle pouvait se mettre ses questions débiles là où je pensais, mais je m'étais contentée d'un « Ouais... On est ensemble. » Même moi, j'avais entendu l'hésitation flagrante dans ma voix. Je ne savais pas si c'était elle que je cherchais à convaincre ou moi. Pouvais-je affirmer qu'Ezra et moi formions un couple? Assurément non. Il était en quelque sorte mon premier amour, mais je n'avais absolument aucune idée de ce que je représentais pour lui. Notre relation était bizarre, chaotique, et même si j'avais envie de plus venant de sa part, je m'étais toujours tue. Je ne voulais pas le perdre, quitte à supporter une relation qui ne me convenait pas vraiment. « On en est où tous les deux? » je lui avais demandé, juste avant de m'envoler pour Londres avec ma sœur. Elle aussi avait des problèmes avec Isaac, nos parents ne pouvaient pas le voir en peinture, et avaient employé les grands moyens pour les séparer. Ils l'envoyaient au bout du monde sans aucun scrupule. Je suis certaine que mes parents auraient détesté Ezra davantage que son frère, mais pour cela, encore aurait-il fallu qu'ils l'aient vu. S'il avait pris l'initiative de lever ses fesses de son fauteuil et d'éteindre sa console pour passer du temps avec moi, ça aurait été le cas, mais la vérité s'était imposée à moi comme une évidence; il n'avait pas envie de ce genre de choses avec moi. Bien évidemment, il n'avait pas répondu à ma question. Il n'avait pas bronché quand je l'avais menacé de partir. Il ne m'avait pas retenue quand je m'étais éloignée. Et j'étais partie, tout simplement.

Il est possible que j'aie cherché à l'oublier en Angleterre. Il est possible que, en total paradoxe avec la première hypothèse, j'aie cherché à le retrouver dans tous les gars avec qui je suis sortie, qui comme par hasard, étaient tous grands et blonds, avec un penchant évident pour les jeux vidéos. Il est possible que je lui en aie voulu et que je lui en veuille encore. Il est possible qu'il m'ait manqué plus que je ne l'ai laissé croire à mon entourage. Il est possible, très possible, que mon retour à Montsimpa bouleverse ma vie comme la sienne. Enfin, encore faudrait-il qu'il ne m'évite pas et qu'il me laisse approcher. Mais ça, ce n'est vraiment qu'un détail.