Tu es las. Las de te battre avec elle. Las de l'entendre te crier après pour un oui, pour un non. Las de subir ses crises de colères et tout autres changements d'humeurs aussi soudains et inattendus les uns que les autres. Las de devoir supporter cette situation, comme si tu en étais le fautif. Parce que non, c'est bien loin d'être de ta faute si elle a perdu la vue, de toute façon. Tu n'y es pour rien, et depuis que l'accident est arrivé, tout ce que tu as tenté de faire pour elle, c'est l'aider, la soutenir, être là pour elle. Mais quoi que tu fasses, rien ne marchait, rien n'était assez bien. Rien n'était jamais assez suffisant, tu finissais toujours par t'en prendre plein la figure de toute manière. Un ras-le-bol se faisait plus que sentir, chaque fois que vous vous voyiez, au début, tu ne disais jamais rien. Tu étais gentil avec elle, tu ne t'étais jamais emporté, tu avais toujours veillé à ce que tu faisais, toujours bienveillant. Jusqu'à ce que ça finisse par éclater, il y a de ça quelques semaines. Les disputes fusant à tout bout de chant, les hurlements, les gifles, les crises de colère partagées. Sans raison souvent, violentes régulièrement. Ça finissait pas être insupportable. Ainsi tu avais coupé les ponts, quelques jours, préférant, quitte à souffrir du manque de sa peau nue contre la tienne, ne plus la voir et ne plus entendre ses cris et reproches incessants. Ce silence te faisait un bien fou. L'avantage : plus d'engueulades, l'inconvénient : moins de sexe. Non pas que tu ne voies qu'elle, bien loin, simplement qu'avec elle, c'était dans l'mille à tous les coups, l'assurance d'une soirée en beauté, la certitude d'une nuit passée en charmante compagnie. Tu te promènes dans les rues de Bridgeport en plein après-midi, les mains dans les poches. Tu t'ennuies. Tu fais des tours, des détours, des retours, des demi-tours. Tu erres sans but précis. Tu ne sais pas quoi faire. Tu marches machinalement, pour ne pas t'arrêter bêtement au beau milieu de la foule. Tu ne fais même plus attention où tu mets les pieds, où tu vas, quand tu bifurques ou pas. Tu regardes vaguement les enseignes des boutiques, donc certaines devant lesquelles tu es passé plus d'une fois déjà aujourd'hui, sans même le remarquer. Sans réaliser que tu ne faisais que tourner en rond. Tu rentres dans un immeuble, tu ne sais même pas lequel, tu ne sais pas comment, tu ne sais pas pourquoi, tu te contentes simplement d'entrer dedans, et de monter les marches, une à une. Un étage, puis deux, puis trois, et tu ne les comptes même plus. Tu aurais pu prendre l’ascenseur, mais monter les escaliers te semblait une bonne idée sur l'instant, qui te semble un peu moins bonne maintenant que tu es arrivé où tu voulais. Mais, où voulais-tu donc aller, Sloen ? Question sans réponse. Tu cognes à la porte face à toi. Une fois, puis deux, puis trois. Il ne sert à rien d'insister, tu sais qu'il faudra un certain temps avant qu'on vienne t'ouvrir la porte. Tu entends des bruits derrière la porte, tu te rétractes un instant, commençant à redescendre de quelques marches finalement. Tu ne comprends pas ta venue, tu ne sais pas ce que tu fais là alors que tu sais pertinemment que ça se finira comme toujours. Mais peut-être en as tu besoin, peut-être en as-tu envie. La porte s'ouvre, tu te figes et te retourne. Elle est peut-être aveugle, mais pas sourde. Tu remontes jusqu'à sa porte, te plantes devant elle et la fixe. Si tu prends trop ton temps, elle va s'impatienter, et tu le sais. « J'sais que j't'avais pas prévenue que j'viendrais, Shade, mais j'espère qu'ça t'dérange pas. » Tu aurais presque envie de dire que, de toute façon, maintenant que tu es là, elle ne te fera pas partir. Bien que ce soit malgré tout possible connaissant son caractère de cochon. Après tout, c'est toi qui a décidé, sans lui demander, d'arrêter de venir la voir. Mais dans le fond, tu es sûr que vos parties de jambe en l'air lui manquent. « Tu m'fais entrer ? »