J'avais besoin de revoir maman. De lui parler, au moins. J'étais désespéré. Comme un homme à la mer. Je n'ai jamais cru aux fantômes. Pas même une seule fois. Même quand j'étais gosse et que pendant la fête d'Halloween, un grand avait tenté de me faire avaler qu'il était le fantôme d'Elvis Presley. Mais j'avais bu. J'avais bu parce que j'avais besoin d'y croire un peu. De croire que maman pourrait m'entendre, peut-être même me répondre. Alors j'étais allé chez une voyante. Chez Shade. Shade. Ça me fait penser à shadow. Shade. Il n'y a plus que de l'ombre dans ses yeux maintenant. Mais avant, elle disait qu'elle pouvait voir les fantômes, entrer en contact avec eux. Sauf que maintenant, elle ne peut plus rien voir du tout. Du moins, plus ce qui est visible. Car au fond, l'invisible est bien plus important que le reste. Que la gueule du con d'à côté ou même que les couleurs de l'arc en ciel. Et même si Shade ne voit plus, je suis sûr qu'elle en sait bien plus que nous sur la vie. Et qu'elle voit ce que nous autres sommes bien incapables de voir. Et depuis notre rencontre, je me suis lié à elle. Elle m'apporte beaucoup. Je crois même qu'elle m'apprend à voir. Et moi, je la traite comme n'importe qui d'autre. Non, en fait, je la traite différemment. Je suis plus dur avec elle. Parce que je veux qu'elle s'en sorte. Parce que je veux qu'elle tombe encore et encore pour mieux pouvoir se relever. Et pour pouvoir s'en sortir quoi qu'il se passe. Je lui mets des bâtons dans les roues parfois, mais je veille quand même toujours à ce qu'il ne lui arrive rien de grave. Elle s'est écorché le genou, une fois où je ne l'avais pas prévenu que ses lacets étaient défaits. Mais c'est tout. C'est tout et c'est bien assez. Puis aussi, j'essaie de rapprocher Shade de sa soeur, parce qu'elles ne s'aiment pas toutes les deux. Alors que moi je les adore. C'est difficile de rapprocher deux âmes qui se déchirent. C'est difficile, mais je suis sûr que c'est faisable.

Aujourd'hui nous avons rendez-vous à l'intérieur de la galerie d'art. Devant la toile à la fille nue et au ciel gris. Je n'irai pas chercher Shade. Elle viendra là toute seule, comme je le lui ai demandé. Nous sommes passés des tonnes et des tonnes de fois devant cette toile. Je sais qu'elle arrivera à retrouver le chemin de mémoire. Et puis de toute façon, elle n'a pas besoin d'assistance. Je lui ai décrit cette toile la première fois que nous l'avons vu. Puis je lui ai demandé ce qu'elle voyait elle. Elle ne m'a pas parlé de couleurs, ou de formes comme je l'avais fait. Elle m'a parlé de sentiments. Elle m'a montré ce que je n'avais pas vu. Comme toujours. J'attends. J'attends et je guette la foule. Ils essaient de comprendre la toile devant laquelle je suis posté. Et moi j'voudrais leur raconter ce que Shade m'a montré. Mais il n'y a qu'elle qui puisse parler de sentiments correctement. Moi je ne sais pas trop faire. Ça m'échappe ces trucs là. Je les subis, et c'est déjà bien assez. Je voudrais bien qu'ils me foutent la paix parfois. Mais ils sont toujours là. Et j'crois qu'ils partiront pas. Et alors que moi j'attends là, il y a Shade qui apparaît un peu plus loin. Je pose mes yeux sur elle. Et j'attends qu'elle arrive, doucement mais sûrement. Elle semble concentrée, certainement pour ne pas se tromper d'emplacement. "Par ici mademoiselle Azarova." Je souris légèrement, même si elle ne peut pas le voir. Puis j'attrape sa main, avant de déposer un baiser sur ses deux joues. "Vous vous êtes faite attendre." Je la taquine un peu. Parce que j'aime voir son visage sourire ou faire la moue à chacune de mes taquineries.