La médecine est un domaine fascinant, riche et dont le le plus grand mérite est que le progrès ne s'arrête jamais. Pour un boulanger ou un homme d'affaire, la médecine ne se rapporte principalement qu'à des maladies ennuyeuses, parfois mêmes fatales et désastreuses. Mais pour un médecin, chaque cancer représente un défi, et la découverte d'une nouvelle maladie se rapproche d'une oeuvre d'art. Ou, en tout cas, c'est comme ça que je me représente la médecine. Bien évidemment les études sont beaucoup moins stimulantes, et se résument en grande partie à un apprentissage parfait et rigoureux de termes tout aussi compliqués les uns que les autres. Si je ne m'accrochais pas aussi ardemment à la satisfaction que me procurerait plus tard ce métier, j'aurais certainement abandonné la médecine depuis bien longtemps. Et pour cause ; le soleil avait déjà presque disparu, me laissant seule avec son amie la nuit alors que je terminai à peine les cours. Un mot me vint à l'esprit : déprimant. Une envie de me réfugier dans mon lit m'envahi, tandis que le froid s'engouffrait de force dans mes poumons. L'université était presque déserte, et je ne croisai que quelques acharnés du travail qui trainaient encore dans les couloirs. Certains finiraient par camper dans la bibliothèque pour s'assurer des résultats convenables. Et ils avaient raison. Bosser sérieusement n'était pas une option, c'était tout simplement indispensable à qui voulait réussir. Je fus tirée des mes réflexions cocasses par mon sac, visiblement mal fermé, duquel tombèrent les quelques livres et feuilles qui s'y trouvaient. Je me baissai dans un juron afin de les ramasser, et en profitai pour m'assoir quelques minutes sur les marches du grand escalier. Blasée, mais surtout épuisée, je posai mes coudes sur mes genoux et ma tête sur mes paumes. Le silence était reposant. Quelques secondes, ou peut-être même quelques minutes passèrent avant que des bruits de pas ne m'interpellent. Levant les yeux, j'eus le temps de voir un jeune homme éviter une chute douloureuse causée par mes affaires déposées devant l'escalier. Je me serai répandue en excuses si je n'avais pas reconnu Keegan. « Norah, tu vas bien ? » J'étouffai un léger rire devant son naturel déconcertant. « C'est plutôt à toi qu'il faut demander ça ! » répliquai-je avec une moue moqueuse. La gamelle à laquelle il avait échappée de justesse ne semblait pas lui poser le moindre problème. Je le suivis des yeux jusqu'à ce qu'il vienne se poser à mes côtés, sur les marches. « Longue journée ? » Plus une affirmation qu'une question, à en juger par sa mine pas très animée. Je reposai ma tête dans mes mains, regardant droit devant moi. J'avais beau apprécier sa proximité, elle me rendait quelque peu nerveuse, et croiser son regard sachant que mon visage serait si près du sien n'allait certainement pas m'aider à me détendre.

Les minutes passaient, le froid s'intensifiait, mais je parvenais enfin à me détendre. Lentement certes, mais sûrement. Ce n'était pas la première fois que nous parlions tous les deux avec Keegan, il était donc inutile d'angoisser sans raison particulière. Bien évidemment, plus facile à dire qu'à faire, et bien que détendant peu à peu mes muscles, mes pensées restaient confuses. J'étais au moins parvenue à prendre sur moi, si bien que le moindre signe de nervosité avait presque disparu. « Ca se sent. » me répondit-il après quelques secondes. Compliment plutôt honnête à première vue, même si je doutai que ma mine obstinée l'ai réellement convaincu. Mais si c'était le cas, il n'en laissa rien paraître, ce dont je lui fus reconnaissante. Je lui rendis son sourire, un sourire plus confiant, presque assuré. Mais il eut soudain la bonne idée d'étendre ses jambes, si bien qu'une d'elle vint toucher la mienne. Bien que minime et tout à fait innocent, ce contact me fit perdre une nouvelle fois mon assurance, m'irritant au passage. L'avait-il fait exprès ? Ce n'était pas son genre, ou au moins ça ne l'était pas quand il était avec moi, mais je fronçai pourtant les sourcils. Pour lui, ce genre de contact n'avait rien de déroutant, mais nous n'avions évidemment pas les mêmes habitudes sociales, si on peut appeler ça comme ça. A vrai dire j'étais surtout dérangée par ma facilité à perdre pied, et à retrouver mes habitudes de fille froide et renfermée. Il ne me fallut pas plus de quelques secondes pour me ressaisir et décrisper mon visage. J'avais sans le vouloir eu un léger mouvement de recul à son contact, et je remis bien vite ma jambe à la place qu'elle occupait quelques instants plus tôt. Mon combat intérieur prit fin au moment même où Keegan ouvrit la bouche. « Tu fais quoi ce soir ? » Pour une fois, il sembla aussi surprit que moi, ce qui me surprit un peu plus. Beaucoup de surprise pour cinq petits mots. D'ailleurs le sens de ces derniers ne s'insinuèrent pas très rapidement dans mon esprit, et je répondis presque du tac au tac, sans chercher vraiment plus loin. « Certainement quelques révisions, ou bien une soirée télé pas vraiment passionnante. » A peine ma phrase terminée que je réalisai le sous-entendu de sa question. Tâchant de garder mon calme, je songeai à mon erreur et à mon manque de réflexion, que je regretterai amèrement si je ne me rattrapai pas tout de suite. C'est donc d'un ton un peu plus sérieux que je m'adressai de nouveau à lui. « A moins que tu aies mieux à me proposer. »

Les relations amoureuses, ça n'avait jamais été mon truc. Pas parce que je n'étais pas intéressée - qui ne l'était pas ? - mais simplement car je n'avais jamais vraiment su comment m'y prendre, et chaque fois qu'un garçon cherchait à se rapprocher de moi, je devenais aussitôt froide et distante. Réaction parfois involontaire, mais qui relevait pourtant du réflexe pur et dur. J'essayai évidemment d'y remédier, mais étant donné mon geste de recul il y a quelques minutes, ça ne semblait pas très efficace. Pourtant, Keegan était la dernière personne que je souhaitai envoyer balader, si bien qu'il me fallait réfléchir attentivement à chaque réponse que j'allais donner. Pas très naturel comme comportement. Mais je m'en sortais plutôt bien, malgré quelques ratés « J'en sais rien, pourquoi pas aller un boire un café ensemble ? Ou un chocolat ? Après cette journée de cours, on peut pas dire que cela puisse nous faire du mal. » Mon coeur se mit à battre plus rapidement à l'évocation du mot nous. C'était à la fois nouveau, effrayant et agréable. Je tournai les yeux vers lui, détaillant son visage en oubliant toute discrétion. Mon regard s'attarda sur sa bouche, son cou puis remonta lentement vers ses yeux d'un bleu hypnotisant. Je m'extasiai une fois de plus devant sa beauté et son charme auxquels je n'arrivai toujours pas à m'habituer. Je pensai ensuite à celles qui avaient un jour été ses petites-amies ou simplement partagé son lit. Sans vraiment m'y attendre, une pointe de jalousie m'envahit. Je n'y étais pas habituée, tout simplement car je ne m'étais jamais retrouvée dans une situation comme celle-ci. Mes pensées s'attardèrent sur les sulfureuses blondes aux jambes interminables ou encore les passionnelles brunes qui avaient un jour passé une nuit avec Keegan. Ma jalousie s'intensifia et je tachai de me calmer. Je retrouvai mes esprits, et remarquai que je n'avais pas cessé de fixer le jeune homme. Secouant légèrement la tête, je répondis enfin. « Avec plaisir. » J'esquissai un sourire, tout d'abord avec une certaine retenue, puis ensuite avec une totale sincérité.

Prendre un chocolat avec Keegan. Un petit pas pour lui, mais un énorme pour moi. Ce n'était pas dans le fait de boire une boisson chaude, mais bien plus mon attitude qui relevait presque du miracle. J'avais accepté un rendez-vous avec lui. Parce que oui, nous le savions tous les deux, cette invitation en avait la saveur. J'imagine qu'il avait cette idée en tête depuis quelques temps maintenant. En effet Keegan n'était pas le genre de garçon très difficile à cerner, du genre dont les intentions sont compréhensibles une fois sur cinq. Il était aussi clair dans ses actes que dans ses paroles, néanmoins assez subtil pour ne pas être vide et inintéressant. Il me fallait bien reconnaître que, même si le mystère m'attirait, je n'avais certainement pas besoin d'un homme énigmatique en ce moment, et je lui étais reconnaissante de m'épargner de nouvelles réflexions compliquées. Pour ma part, je n'avais jamais eu la chance d'être très explicite dans mes propos, tout simplement car je n'étais pas d'un naturel très extraverti. Mais rester quelque peu implicite avait souvent joué en ma faveur, dans des situations où les mots me manquaient, et qu'une phrase courte et bourrée de sous-entendus - pas toujours voulus - me sauvait la mise. « Super. » Une enthousiasme tout aussi clair que l'avait été ma réponse. Et j'aimais ça. J'avais été quelque peu surprise de la réaction du jeune homme face à mon examen méticuleux de sa personne. Il n'avait pas bronché, mais au contraire pris grand soin de ne pas croiser son regard. Je m'étais attendu à ce qu'il se tourne vers moi, et me contraigne ainsi à baisser les yeux, gênée. Cette attitude m'avait agréablement surprise. « On y va ? Tu as un café préféré ou on mise tout sur la proximité avec la fac pour marcher le moins possible ? » A cet instant mon visage prit une tinte légèrement rosée, qui heureusement passa inaperçue. Keegan avait tendu sa main, attendant visiblement que je la saisisse. Ce geste était à des milliers d'années lumières de mes habitudes, et j'étais presque certaine que c'était également le cas pour lui. Je l'imaginais plus comme le garçon trop sérieux pour se laisser aller à ces quelques gestes romantiques. Décidément, il n'arrêtait pas de me surprendre. « Au risque de passer pour une flemmarde, le premier café qu'on trouvera fera parfaitement l'affaire. » Je n'avais en effet pas le courage, après cette journée épuisante, d'aller à l'autre bout de Montsimpa pour boire un chocolat. Et puis, l'endroit important peu, sa présence suffisait amplement. Mon regard croisa le sien, et la lueur confiante que je remarquai dans ses prunelles confirma ma décision. Je ramassai mon sac qui traînait sur le sol, et m'emparai de sa main, avant d'entremêler doucement nos doigts.

La spontanéité était une qualité que j'avais toujours apprécié chez les autres, principalement car j'en étais le plus souvent démunie. Réfléchir avant d'agir, tel était mon crédo. J'avais ainsi réussi à éviter de dire ou faire tout ce qui pouvait bien me passer par la tête, et c'était parfois une bonne chose. Evidemment, cette qualité pouvait parfois également se révéler être un défaut, et me condamner à des actes toujours réfléchis et mesurés. Ce qui, pour certains, était synonyme d'ennui. Heureusement je n'en devenais pas pour autant prévisible, ce qui jouait en ma faveur. Me balader ainsi main dans la main avec Keegan ne semblait pas très naturel, autant pour lui que pour moi. Mais c'était étrangement plaisant. Marcher à côté de lui ne manqua pas de me rappeler à quel point il pouvait être imposant, non seulement par son charisme mais également par sa carrure. Sans être excessivement musclé, il dégageait une impression de force et de confiance en soi presque innée. Je ne pouvais que me sentir protégée par cet homme aux allures de garde du corps. Je serrais un peu plus ma main dans la sienne, et la sensation de nos doigts entremêlés me fit sourire. Que demander de plus ? « La nuit tombe de plus en plus vite. La fin d'année arrive a grands pas et les journées se raccourcissent. Trop a mon goût » Quel poète ce Keegan ! Sa remarque me fit rire, et il me fut impossible de le retenir. Voilà ce donnait la spontanéité avec moi. Je dissimulai mon sourire tant bien que mal, de peur qu'il ne se vexe. « Au moins ça nous laissera plus de temps pour dormir, non ? » Pas vraiment mieux comme réponse. Elle sonna tout d'abord stupide, puis quelque peu malsaine. Merde. Je voulais dire dormir, tout simplement, et non quelque autre activité nocturne. Jugeant que je ne ferais qu'aggraver la situation en essayant de rattraper mon sous-entendu involontaire, je laissais couler, espérant qu'il n'y verrait pas une quelconque idée perverse. Nous dénichâmes bientôt une table dans le café, et Keegan me tira une chaise avec une galanterie simple. Je lui murmurai un merci discret, et lui adressait un énième sourire lorsqu'il s'assit en face de moi. « Commande tout ce qui te fais envie, l'addition est pour moi. » Quel gentleman. J'attrapai une carte et la consultai rapidement. Ayant sauté le déjeuner, mon estomac me fit comprendre qu'il ne se contenterait pas d'un simple verre d'eau. Ainsi, au risque de passer pour un ventre à pattes, j'annonçai ma commande au serveur avec décontraction. « Je vais prendre un chocolat chaud avec un supplément de chantilly, et un crumble aux fruits rouges s'il vous plaît. » En espérant que Keegan n'ai rien contre les filles qui ne mangent pas qu'une salade à chaque repas. Lâchant le serveur du regard, je reportai mon attention sur Keegan, attendant qu'il commande.