« Neven, regarde la route s’il te plaît. » On est complètement à l’envers, j’crois qu’on a plus d’alcool que de sang dans les veines. Et on aurait pu rire à s’en exploser la mâchoire, et on aurait dû s’aimer à s’en écraser le cœur. Mais cette nuit, on est bon à rien. Alors on crie. Sans doute pour la première fois depuis trois ans. On crie. On se dit toutes ces choses qu’on ne s’est jamais dîtes, on s’envoie des mots qui laissent des bleus sur le corps et qui resteront dans nos baskets une éternité entière. « Ferme ta gueule. » Je me tais. Son point s’abat sur le volant, déclenche le klaxon. Il transpire la rage et le gramme de lucidité qui me reste m’indique qu’il me fait peur, pire, je suis tétanisée. Qu’est-ce qu’il fout ? Il regarde à peine devant lui, lui, tout ce qui semble l’importer maintenant, c’est de me tuer du regard. On n’aurait jamais dû prendre la route, on n’aurait jamais dû sortir de ce bal de promo comme ça, à moitié déchirés. Parce que maintenant, on n’est rien d’autre que cent pour cent misérables. Je ne me rappelle plus très bien comment on en est arrivé là, à se disputer pour une histoire d’université et quelques centaines de kilomètres. C’est con parce qu’en trois ans, on n’a jamais été foutus de se disputer très fort. On a quand même essayé, plusieurs fois, parce que les autres nous répétaient à longueur de journée qu’il fallait se faire mal pour s’aimer souvent. On regardait nos amis s’insulter pour dix minutes de retard, une séance de cinéma. On les regardait se séparer pour une histoire de jalousie et on les retrouvait dans le même lit deux semaines plus tard. Puis quand on avait bien vu comment ils faisaient, on essayait de faire pareil. Mais on n’a jamais réussi. A chaque fois, on s’arrachait un fou rire au milieu d’une tirade, et comme ça ne suffisait pas, on s’arrachait les fringues et on se prenait contre les murs. Avec le temps, on a compris qu’on n’avait pas besoin de se retrouver, encore moins de se quitter. Tout ce qui a toujours importé, c’est qu’on ait tout, tout de suite. Et tant pis si ça ne plait à personne, qu’est-ce que ça peut nous foutre, on a l’éternité devant nous ? Ca, c’est ce que tu crois Marilou. Le problème, c’est que tu as toujours été un peu trop naïve, le cul posé entre deux chaises. Tu sais que tu as oublié de prier, ce soir ? Ce n’est pas la première fois, faut dire que depuis que Neven est entré dans ta vie, tu oublies souvent qu’il y en a un autre qui compte sur toi, dix mille mètres au-dessus de cette voiture qui va beaucoup trop vite. Vous n’êtes pas invincibles putain. Vous n’êtes pas invincibles et vous allez crever. Comme tout le monde. Tu crois quoi, toi ? Tu crois que l’amour que vous vous portez vous fera sauter l’étape « friture pour les vers » ? Tu te goures gamine. Ralentissez, il y a un mur au bout…

« Tu peux pas faire ça Marilou. Tu peux pas t’barrer comme ça à l’autre bout du pays okay ? Parce que, parce que… » Il me tire de ma torpeur, j’ai l’impression d’avoir fermé les yeux quelques secondes. Ca fait combien de temps qu’on file dans la nuit, comme ça ? Combien de temps que le silence nous oppresse dans ce ridicule habitacle ? Je n’ai plus le sens de rien, j’ai la tête qui tourne et l’envie de vomir qui me serre les tripes. J’suis complètement mal. Tellement mal qu’à défaut de dégobiller l’alcool qui se joue de moi, j’gerbe des conneries. Bidons. Bidons mais violentes. « Parce que je n’ai pas le droit de penser à moi, c’est ça ? Parce que j’ai la possibilité d’intégrer la plus grande école du pays et que toi, tu devras te contenter de l’endroit où on accueille tous ceux qui n’ont jamais eu de chance ? » J’me hais. J’en ai conscience mais j’crois que les dix grammes de lucidité se sont barrés, j’crois que j’suis seule avec mon mal de route… mon mal de route et puis mon mal d’amour. « J’y peux rien Neven. C’est pas d’ma faute si tes parents n’ont pas voulu de vous d’accord ? Et ce n’est pas… » « Tu sais pas ce que j’ai vécu, alors écrase. Tu crois que tu vaux mieux avec ton connard de Dieu Lou ? Tu passes ton temps à bouffer et prier pour un gars qui n’a jamais été là quand des gosses comme moi ont eu besoin de lui ? Si t’es prise là-bas, remercie tes parents et leur poches pleines à ras bor. » J’oublie de lui dire que ce sont mes parents qui ont envoyé ma candidature, j’oublie de lui dire que je n’ai même pas envie d’y aller et que tout ce qui importe, c’est d’être avec lui. J’sens les larmes noyer ma gueule et j’crève de froid. J’le hais ce soir, j’me hais. Je nous hais d’imiter tous ces couples qui s’engueulent pour de la merde. On laisse nos fiertés respectives bousiller une des plus belles soirées de nos vies et tant pis si on est moche sur les photos de souvenirs. « Je te déteste. » Accélération. « Tu me détestes ? Moi aussi ! Tu vas te barrer comme ils l’ont tous fait et… » « Regarde la route Ne… » Je n’ai pas le temps de finir, on fonce droit sur la voiture et ça va beaucoup trop vite. La vie, la mort, l’amour. Et puis tout s’éteint, et puis tout s’envole.

Après Marilou ? Après, y'a rien. J'te le dis tout de suite parce que t'as toujours cru que les choses tendaient vers la joie à la fin. Après, il n'y a rien d'autres que deux mois de coma, des cicatrices, deux milliards de disputes, trois mille litres de bocaux de larmes remplis, quatre centaines d'assiettes cassées. Après, il n'y a rien, à part de l'amour en trop, d'l'amour à gaspiller.