Je n'ai jamais su quand il fallait s'arrêter de courir. C'est quand la brute de l'école te poursuit en te menaçant de t'administrer la baston de ta vie, ou c'est quand ton meilleur copain, celui avec lequel t'avais juré à la vie à la mort, se moque du fait que tu viens de te faire passer à tabac ? Franchement, je crois que j'ai couru deux ou trois marathons, en tout, pendant l'école primaire. Je ne courais pas derrière la vie comme le faisaient les enfants de mon âge avec un ballon et des amis. Je crois que c'est la vie qui courait après moi réclamant un bien qu'elle m'avait donné par erreur. Désolé, t'étais pas le bon numéro, je me suis trompée. Toi t'es celui qui fera pas la différence entre le bien et le mal. Eh bien, mon Dieu, je crois qu'elle y est parvenue. J'ai perdu l'innocence très tôt. C'est étrange de se dire qu'un gamin dont même les parents n'ont pas voulu a su grandir avec un peu d'espoir. En tout cas, jusqu'à la première claque. J'avais neuf ans. Le tableau ? C'est ça : la cour de récréation et deux brutes qui soufflent comme des bœufs. Ils ont une jolie carrure pour des enfants : ils sont pas nourris au grain mais plutôt au gras. J'entends le père qui se plaint du repas parce que maman a osé cuisiné des brocolis. Non, ses deux fils, ils sont forts, ils ont besoin de protéines. Alors maman attrape une poêle et cuisine deux steaks saignants dans le beurre. C'est le rêve américain : la parfaite petite famille d'obèses. « Weelsher, reviens ici. » Je jette un regard en arrière, m'arrête une seconde et repart de plus belle. Ils croient vraiment que je vais m'offrir en pâture ? Conséquence du steak-frites-beurre : je cours plus vite qu'eux. Conséquence d'être le gringalet pas populaire pour un sous : il y a toujours un toutou soumis et bien dressé pour me mettre la main dessus et me livrer aux lions - bœufs. « Lâche-moi Whyatt. Je t'ai rien fait. » Je me débats mais il est plus grand et plus fort. Devant moi, les bourreaux s'approchent. Je rêve où il y a un peu de bave aux coins de leurs lèvres ? Je révise mon jugement ; ce sont des pitbulls. Quoi qu'il en soit, voici que le plus gros m'attrape par le cou. Je suis un peu secoué mais sa voix agresse très nettement mes tympans. « Tu joues au héros en nous provoquant et après tu prends la fuite ? » Le premier coup est donné par le comparse. Bam, dans les côtes. Je souffle. « C'est bien, t'es un vrai superman, Weelsher. » Je frétille comme un poisson pris dans un filet. Je veux être remis à l'eau, je veux qu'on me laisse tranquille. A la place, c'est un deuxième coup. Vlan, derrière la tête cette fois. Ils n'y vont pas trop fort, je récupère un peu de voix : « Mais qu'est-ce que j'ai fait ? » Dans la volée, j'essaie d'atteindre l’œil du plus gros, mais il esquive avec un rire. Il abat la dernière carte. « Il faut que tu comprennes que le méchant gagne toujours. »

Je suis là, immobile dans un décor qui fout les jetons, à faire dresser les poils au plus courageux. C'est une partie de la forêt anciennement côtoyée par des gens de mauvaises fréquentations. J'ai fait de cette vieille cabane en bois et en ruine mon antre. Le vent s'immisce sous la porte, son gémissement se mêlant aux miaulements désespérés. « Bordel, arrête de bouger. » Il se débat, le bâtard. D'habitude, il n'en a rien à faire de mes caresses ou du fait que je le prenne dans mes bras. Je tends la main et il vient même s'y frotter. Du coup, j'ai imaginé que ce serait facile. Une grosse connerie, ouais. Il se débat. Je me prends même un coup de griffe. Bien au milieu du front, génial. Relax, disons que c'est simplement une marque de guerre. L'animal pousse un miaulement terrible, je change de stratégie, l'attrape par la peau du cou et le secoue doucement d'avant en arrière. Ce n'est pas vraiment brute ; au contraire, mes mouvements sont lents et pesés. J'ai envie que tout se suive en un spectacle fascinant, comme une danse. Un putain de rituel qui te coupe le souffle. Pour une raison inconnue, je ne pense pas à Lousiane. Je ne pense qu'à cet instant précis, qu'à la force dans mon bras, qu'à l'acte que je vais exécuter. Je n'ai que dix ans. C'est pervers, inimaginable. Immonde. Moi je souris. Je tiens ma proie à bout de bras et je lui souris. Accroche-toi aux dernières larmes d'oxygène avant que je ne te les dérobe. Je n'y crois pas, mon Dieu, c'est mon moment. C'est ici et maintenant. Je me baisse, attrape un sac poubelle qui traine à mes pieds. J'ai presque envie de rire. Ça gratte les tréfonds de ma gorge. J'exulte. Le bâtard, de son côté, sent la mort qui approche. Est-ce que la mort a une odeur ? Je crois que c'est le cas. J'aime son parfum, sombre et âpre sur la langue. Et, soudain, nouveau coup de griffe. L'avant-bras cette fois. Je grimace et resserre la pression autour de la nuque de l'animal. Là, sous mes doigts, sa vie. Je ne suis plus l'instrument, je ne suis plus la marionnette. Je décide de son sort. Encore un sourire. « C'est bien, t'es un vrai superman. » Les mots s'échappent de mes lèvres comme une incantation. « Tu sais Schnappi, les méchants gagnent toujours. » J'exulte. Le bâtard, de son côté, va mourir.

C'est la nuit, il fait sombre.