Il n'est pas très tard lorsque je quitte le boulot et pourtant je suis là, à prendre mon temps, à traîner des pieds, à trouver n'importe quel autre prétexte pour retarder mon retour à la maison. Reste-t-il de la paperasse à expédier, des sujets sur lesquels je dois m'informer ? Non, tout a déjà été terminé dans la journée, aussi lors des autres soirées où j'ai trouvé n'importe quel prétexte pour ne pas rentrer tout de suite. Mais aujourd'hui, pas de passe droit, pas de coup de téléphone à donner, plus d'excuse, plus échappatoire, plus rien. Juste l'effroyable sensation que toutes les journées se ressemblent et que toutes les soirées finissent de la même façon. Pourquoi espérer une fin différente pour celle-ci ? Ca paraît légèrement ridicule quand on passe nos journées à s'engueuler, légèrement démesuré quand on passe nos nuits à se fuir. Quand je tourne la clé dans la serrure de notre appartement, je n'ai pas tellement l'espoir d'y trouver Reagan. Pas mon Reagan, en tout cas. je me souviens de cette période, c'était il n'y a pas si longtemps que ça, quand tout allait encore bien. Quand on avait encore des choses à se dire, quand on avait encore la simple envie d'être dans la même pièce que l'autre. Tout ça paraît tellement loin maintenant, tellement irréel. C'est comme être bloqué dans le corps de quelqu'un d'autre, c'est sentir l'impuissance et ne pas savoir quoi faire pour s'en débarrasser. Je fais quelques pas et pose mon sac sur la table de la cuisine, esquivant un soupire. « Je suis rentrée ! » Bonjour à toi aussi, rayon de soleil. C'était idiot d'espérer une réponse de sa part, je n'ai pourtant pas pu m'en empêcher. Comme s'il suffisait d'ouvrir la porte d'un placard pour y trouver tout ce que j'avais laissé, tout ce que nous étions devenus : complètement et irrévocablement impossible.

Si ça n'avait tenu qu'à moi, je serai à cet instant même dans un bar quelconque où chez un ami à jouer au poker et à boire du whisky toute la nuit. C'était à ça que se résumaient mes soirées depuis quelques temps. Plus de dîners aux chandelles et de sourires complices avec MJ, plus de mots doux et de petites attentions l'un envers l'autre. Notre vie de couple ressemblait désormais à un quotidien monotone. Mais à cet instant, ma vie amoureuse n'était pas ma principale priorité comparée à mon actuelle situation financière. Mes comptes tombaient en ruines, et l'argent se faisait rare. Le poker régnait sur ma vie, et avait bien évidemment emporté mes rares économies. La tête dans les mains, je me laisse aller à un long et profond soupire, où se mêlent anxiété et colère. Une colère contre moi-même, d'avoir été aussi con et d'être incapable d'être responsable. « Je suis rentrée ! » Cette voix que j'avais l'habitude d'espérer entendre à chaque heure de la journée me fait l'effet d'une douche froide. Non, pas maintenant. Gérer une nouvelle dispute n'est pas dans mes capacités. Pourtant mes problèmes d'argent me paraissent soudain bien futiles. Une partie de moi rêve de la prendre dans mes bras tandis qu'une autre ne pense qu'à partir en courant et quitter cet appartement. A tout simplement abandonner ce jeu qui ne fait rire aucun de nous, qui ne comptera aucun vainqueur mais bien deux perdants. Mais je ne fais rien. Je reste là, assis à mon bureau, la tête dans les mains. Je ne parviens à murmurer qu'un seul mot, aussi minable que mon attitude. « Bonsoir. »

Et voilà, nous y sommes. Les mots pèsent dans l'air, retombent comme un souffle. Comme s'ils n'avaient jamais existés. Ils sont étouffants, exaspérants, insoutenables. Peut-être autant que les silences, peut-être encore plus. L'un et l'autre nous mènent au même endroit, là où les âmes s'appitoient sur leur sort et regrettent de ne pas avoir pu faire mieux. L'un et l'autre nous mènent à notre perte. « Bonsoir. » Et voilà, les mots retombent, seul le silence reste. Je ne peux plus faire marche arrière, désormais. Joue le jeu avec moi, mon amour. Prétendons avoir des choses à se dire, prétendons que tout ça nous intéresse encore. Parce qu'au fond, c'est tout ce qu'il nous reste, tout ce que nous savons faire : faire semblant. C'est la seule chose qu'on a pas le droit de foirer. Et puisqu'on semble bien partis, autant continuer sur notre lancée, autant faire ce qu'on fait de mieux. J'attrape deux bières et lui en tend une tandis que je m'installe sur le canapé, posant la tête sur le dossier, fermant le yeux. Je laisse le calme m'envahir, je n'ai qu'une envie, c'est de me mettre au lit et d'oublier très vite cette journée interminable qui ne semble pas encore terminée. Parce que même pour un seul soir, on ne s'en tirera pas comme ça. Il y a toujours les disputes, les représailles, les hurlements, les pleurs et la frustration. « Comment était ta journée ? » Je ne sais pas combien de temps on va pouvoir tenir, avec toutes ces questions qui au final, sont les mêmes. Tu vas bien ? Comment était ta journée ? Tu as fait les courses ? Qu'est-ce que tu veux manger ce soir ? On a vite fait le tour, et bientôt, il ne restera plus rien à dire. Et bientôt, on baignera dans le regret des conneries passées, des choses qu'on a dites, de celles qu'on a cachées.

La tension qui règne dans l'appartement est insoutenable. Ma réponse brève et sèche devrait suffire à la faire fuir, à lui faire comprendre que tenter une énième conversation n'est tout simplement pas envisageable. Mes pensées sont confuses et imprécises, et sa présence n'arrange rien. Je n'ai pas le courage de faire semblant, de répondre à des questions que je n'ai pas envie d'entendre. Cet appartement m'étouffe, cette vie à deux m'étouffe. Cette vie terne et fausse, qui détruit à petit feu notre amour si spécial. Si seulement elle décidait d'arrêter, de laisser tomber et de garder pour elle les questions qui ne nous intéressent plus. Elle me tend une bière, que j'attrape distraitement. Je ne l'ouvre pas, et me contente de la poser sur le bureau. Je l'entend s'assoir sur le canapé, à quelques pas de moi. Je continue à lui tourner la dos et à espérer qu'elle finira par se lever faire un tour ou encore aller se plonger dans le sommeil afin d'oublier cette soirée. « Comment était ta journée ? » Mais non, elle persiste, comme si elle continuait à croire qu'il reste un espoir. Son obstination a le don de me rendre dingue, mais c'est pourtant un des choses qui m'a tellement plu chez elle. Je n'ai pas besoin de réfléchir pour lui soumettre une de ces réponses automatiques et insupportables. « Bonne. » Toujours aucune émotion, simplement une lassitude déchirante. J'aurai pu continuer longtemps ainsi, mais mon impulsivité prend brusquement le dessus. Je me lève violemment de ma chaise, renversant la bière intacte au passage. Pour la première fois depuis des semaines, je parviens à plonger mes yeux dans ceux de ma brune. « A vrai dire non, j'ai passé une journée de merde. Et tu sais quoi ? Je ne veux pas que tu me demandes pourquoi, et je ne veux pas non plus savoir comment était la tienne. Je ne te demande qu'une chose : fous-moi la paix. » Le ton de la conversation était monté bien plus vite que prévu. Presque choqué de ma propre violence, je continue à la regarder droit dans les yeux, guettant une réaction. Quel enfoiré. Je me serai donné des baffes. Mais si c'est le prix à payer pour qu'elle comprenne enfin que je ne lui apporte plus rien de bon, ainsi soit-il. La regarder devient insupportable. Je baisse les yeux, me retourne et vais m'assoir à mon bureau, sans un mot.

C'est vide. Tout est vide. Tout est si triste. De la conversation que l'on tient, qui n'a aucun sens, jusqu'à ce qu'il reste entre nous. C'est à croire qu'il ne reste plus rien de tout ce que nous avons été, de tout ce que nous avons partagé. Reste-t-il encore quelque chose à sauver ? Parce que je ne sais pas ce qu'on fiche encore ici, à partager le même appartement, à se hurler dessus ou encore à s'ignorer royalement. Pourquoi est-ce qu'on arrête simplement pas tout ? Tout serait tellement plus simple. Hélas, le simple n'est jamais une option. Je l'entends répondre vaguement à ma question, comme d'habitude je n'aurais pas plus d'informations. Et puis finalement, elle arrive. La dispute, elle est enfin là. A croire qu'elle n'était jamais réellement partie. « A vrai dire non, j'ai passé une journée de merde. Et tu sais quoi ? Je ne veux pas que tu me demandes pourquoi, et je ne veux pas non plus savoir comment était la tienne. Je ne te demande qu'une chose : fous-moi la paix. » Et moi, je ne dis rien. J'écoute tout ce qu'il a à dire, je l'écoute vider son sac, je le laisse se défouler sur moi sans jamais rien dire. Je ravale très vite les larmes qui menacent, j'essaie de garder mon calme. Je laisse passer un temps, puis finalement, je soutiens son regard. « Non. » J'en ai fini de me défiler. Je veux savoir. Je veux tout savoir. Ce soir. Parce que les disputes à longueur de temps, les regards évités, les questions détournées, s'en est trop pour moi. Je me lève à mon tour. « Je ne lâcherai pas l'affaire, tu sais... » Je suis tellement lassée de tout ça, à la fois tellement énervée et tellement déçue, que j'en aurais presque envie. De tout lâcher, de partir, de tout laisser derrière moi. C'est peut-être la seule chose qu'il reste à faire, aujourd'hui. Mais si j'étais du genre à lâcher l'affaire, je ne m'appellerais plus MJ. Je cherche dans son regard le moindre signe, le moindre espoir, qu'enfin, il se mette à parler, et pourtant tout ce que je trouve c'est un regard vide, sans expression. Et encore une fois, sans un mot, il se rassoit, me tourne le dos à nouveau. « J'ai vraiment essayé, tu sais. Tous les jours, je continue d'essayer. Mais il faut que tu y mettes du tien, parce que moi... Parce que moi, je suis à bout, je ne sais plus quoi faire. » Assise sur l'un des rebords du canapé, j'attends, je guette la moindre réaction.

La culpabilité m'étouffe et parasite la moindre de mes pensées. La laisser derrière moins sans un regard m'est insupportable, pourtant je tiens bon, et l'ignore avec une perfection effrayante. Je me demande encore une fois la raison qui fait que notre couple tient toujours. Enfin, il ne tient qu'artificiellement, et aucun de nous n'est dupe. Pourtant le fait est que, malgré nos disputes incessantes, nous sommes encore là, à attendre qu'elles recommencent. Je guette le moindre bruit, le moindre signe qui m'annoncerait son abandon. Parce que c'est ce que j'attendais. Ce que je l'avais poussée à faire. Une part de moi se haïssait de la forcer à me quitter. Mais c'était ma dernière option. Je l'avais compris au moment-même ou j'avais senti qu'il me serait incapable de le faire moi-même. « Non. » Raté. Ce n'est pas ce à quoi je m'attendais, bien que ce refus provoque en moi une vague de soulagement. « Je ne lâcherai pas l'affaire, tu sais... » Nouvelle bouffée de plaisir. Mais si elle refuse de laisser tomber, ça n'arrange rien. « J'ai vraiment essayé, tu sais. Tous les jours, je continue d'essayer. Mais il faut que tu y mettes du tien, parce que moi... Parce que moi, je suis à bout, je ne sais plus quoi faire. » Le voilà enfin, le règlement de compte crucial qui menaçait un peu plus chaque jour de s'abattre sur nous. Je n'ose pas lui dire qu'essayer est inutile et ça pour des raisons que je refuse de lui donner. Je baisse la tête dans un geste presque imperceptible et serre les poings. Ce que je m'apprête à faire me répugne d'avance. Silence. Pesant, long, mais que je finis enfin par briser, me retournant vers elle. « Dans ce cas ne fais rien. Arrête d'essayer, abandonne. Je l'ai fait depuis bien longtemps, il serait temps que tu fasses pareil. Je n'y mettrai pas du mien. Je ne veux plus faire d'efforts. J'arrête. » Rompre avec MJ ? Certainement la chose la plus stupide de toute ma vie. Et pourtant, j'en ai fait des conneries. Me levant pour la seconde fois de ma chaise, j'approche de la porte d'une démarche lourde mais calme. Comme si je m'en foutais. De tout ça, de MJ. Avant de franchir la porte, je lui lance un regard plein à craquer d'expressions contradictoires. De la colère, une déception et une désolation feinte, ainsi qu'un regard suppliant. Je rêve qu'elle puisse l'apercevoir, et comprendre que la faire souffrir est la dernière de mes envies. Mais je ne peux lui en demander autant. Ravalant une nouvelle fois le flot de culpabilité qui m'envahit, je quitte l'appartement.