Lorsque l’on était maladroit, on le restait toute sa vie. Chaque jour, Polly faisait les frais de sa maladresse : de la simple chute sans conséquence au verre cassé, tout était prétexte à cette dernière. Aujourd’hui n’échappait guère à la règle. Alors que Polly enfourchait son vélo et pédalait à une vitesse folle pour rattraper le retard accumulé à cause de sa panne de réveil, la jeune femme heurta de plein fouet un lampadaire. Assommée par son moyen de transport qui lui tomba dessus, elle attendit quelques minutes, mains sur son visage, pour reprendre son souffle et ses émotions. Se relevant péniblement, elle se rendit compte que la chance était avec elle ce matin-là, puisqu’elle n’avait rien de cassé. Quelques plaies ensanglantées figuraient sur ses jambes et ses bras et une bosse commençait à se former sur son crâne. Mais rien de plus. Poussant un soupir de soulagement, Polly voulut cependant s’assurer que tout allait bien. C’est pourquoi elle prit en main son vélo et marcha jusqu’à l’hôpital.
Après l’avoir déposé dans un garage à vélos, Polly entra dans le grand bâtiment. Depuis toute petite, elle détestait cet endroit : pour cause, sa maladresse la conduisait souvent à le visiter. Soupirant un grand coup, elle inspira fort avant de se diriger vers l’accueil. On lui indiqua la salle d’attente, où on l’invita à patienter en attendant l’arrivée d’un médecin. Encore un peu ensanglantée, Polly s’assit. Sa tête la faisait tourner légèrement et il manquerait plus qu’elle n’aggrave ses blessures.

Une autre journée venait de commencer pour Calliope, mais très honnêtement, elle ne s'en plaignait pas. Elle adorait littéralement ce qu'elle faisait et en avait rêvé depuis toute petite. Lorsque l'on a un médecin dans sa famille, il est difficile de vouloir faire autre chose que de la médecine après tout. Elle avait donc toujours considéré son père comme son modèle. Mais contrairement à lui, elle n'était pas devenue généraliste, non, elle avait bien d'autres rêves, comme devenir un chirurgien de renommée, peu importe la branche qu'elle choisirait par la suite. Car oui, elle n'avait encore aucune idée de ce dans quoi elle allait se spécialiser. À vrai dire, elle ne voulait pas penser à ce genre de chose maintenant, elle avait plutôt tendance à repousser l'échéance oui. Elle avait hâte que son internat se termine, mais en même temps, elle aurait définitivement l'impression qu'une ère serait sur le point de se terminer, et ce pour de bon. Aujourd'hui donc, elle s'occupait de ce qu'ils se plaisaient à appeler la fosse, là où il y avait tout les petits blessés et sutures à faire. Elle espérait simplement ne pas passer toute sa journée ici. Ce n'est pas que ça ne lui plaisait pas mais tout de même. Quoi qu'il en soit, elle attrapa la feuille des patients pour appeler ce qui s'avérait être la suivante. Baissant la tête pour lire le nom, elle se racla la gorge. « Po...Polly Fairmont ? » Étrangement, ce nom lui disait quelque chose, et lorsqu'elle releva la tête, elle ne pu s'empêcher de se dire qu'elle connaissait cette personne. Personne pour le moment pas mal amochée, et Calliope était impatiente de savoir ce qu'elle avait fait pour être dans cet état. En tout cas, il semblerait que sa journée soit un peu moins longue que prévue, en tout cas pour quelques minutes au minimum.

Dieu soit loué, Polly n’attendit guère longtemps avant qu’un médecin ou interne ne pointe son nez pour elle. Perdue dans ses pensées, elle sursauta à l’entente de son nom et se leva aussitôt. Une douleur intense la posséda quelques instants, rendant sa position debout difficile à tenir. Elle y parvint cependant et c’est avec un grand sourire qu’elle posa son regard sur la voix féminine qui venait de prononcer son prénom et son nom. Une sensation particulière s’empara aussi d’elle : le visage ne lui était pas inconnu et il ne lui fallut que quelques secondes pour mettre un nom sur celui-ci. Polly était dotée d’une grande maladresse mais heureusement pour elle, les défauts ne construisaient pas entièrement sa personnalité. Elle avait des qualités, et la mémoire en faisait partie. Son sourire s’agrandit aussitôt, rassurée d’avoir en face d’elle une vague connaissance plutôt qu’un inconnu. Après tout, ce n’était jamais agréable de se faire palper par une personne que vous ne connaissez pas. Tout du moins, dans cette situation-là.

« C’est moi ! » s’exclama-t-elle, tout en se dirigeant vers la femme en question. Une jolie blonde, agréable et totalement rassurante. Pointant légèrement, elle la suivit jusqu’à son bureau et s’assit lorsqu’elle fut invitée à le faire. Alors que le silence régnait dans la pièce après leur entrée, Polly ne put s’empêcher d’hocher la tête en signe d’approbation. Voyant le regard interrogateur de l’interne, elle s’empressa de se justifier. « J’ai une nouvelle fois fait les frais de ma maladresse. Mais je suis heureuse de constater que mon cerveau n’est pas endommagé : vous êtes bien Calliope, comme me l’avait rappelé ma mémoire. » fit-elle, en montrant d’un signe de tête le badge sur la blouse de Calliope, où figurait son nom.

Calliope avait bien souvent rencontré des gens qu'elle connaissait de près ou de loin aux urgences, certains l'avaient reconnu, d'autres non. Elle avait longtemps été félicitée pour en être arrivée là aujourd'hui, mais à vrai dire ce n'était au final une surprise pour personne si elle était aujourd'hui interne en chirurgie, diplômée de Stanford, et faisant partie des meilleurs dans son domaine. Cependant pour une fois, elle ne parvenait pas à savoir d'où elle connaissait la charmante demoiselle qu'elle venait d'appeler. Son nom lui disait quelque chose, ça ne faisait aucun doute, mais au cas où, elle avait préféré se taire. Se ridiculiser n'était le fort de personne certes, mais cela s'appliquait d'autant plus à la jeune Winsor. Elle n'aimait pas particulièrement être le centre de l'attention, mis à part lorsque les blagues étaient calculées et qu'elle ne passait pas pour une idiote finie. Quoi qu'il en soit, par politesse, elle serra la main de la jeune femme et l'aida à avancer jusqu'à son bureau puisqu'elle avait un peu de mal étant donné ses blessures. La pauvre, Callie se demandait bien comment elle avait fait son compte pour être dans cet état. Elle sourit lorsque la jeune brune parla de maladresse. Ça, ça ne faisait aucun doute désormais. La jolie blonde connaissait ce sentiment, le sentiment de tout faire de travers même quand on s'applique. Fort heureusement pour ses patients, cela ne s'appliquait pas au boulot. Lorsqu'elle évoqua son cerveau, la jeune interne ne pu s'empêcher de sourire franchement. « Ça c'est une bonne chose. Et puisque je ne suis pas une parfaite inconnue, tutoies-moi, sinon tu me fais paraître bien plus vieille que je ne le suis. » Lui avait-elle fait savoir en plaisantant. Puisqu'elles se connaissaient, il n'y avait aucune raison de se vouvoyer, surtout que leur rencontre ne datait pas d'hier. Se levant, elle s'approcha de sa patiente. « Il faut que... je t'examine. Qu'est-ce qui s'est passé au juste ? »

Si jamais il y avait erreur sur la personne de Calliope, Polly ne pourrait s’empêcher de jurer. Elle faisait tellement confiance à sa mémoire qu’elle n’avait pas permis à son esprit d’émettre un quelconque doute sur l’identité de l’interne. Fixant cette dernière, la jeune maladroite attendit donc un signe pour lui montrer qu’elle avait raison. Celui-ci ne tarda pas à arriver. Un sourire se dessina sur les lèvres de Calliope, qui l’invita à la tutoyer. Ainsi donc elle croyait Polly, ce qui signifiait qu’elle avait elle aussi éprouvé un sentiment de déjà-vu lorsque son regard s’était posé sur sa patiente. « Si tu le souhaites, va pour le tutoiement alors. » se contenta-t-elle tout d’abord de répondre, avant d’enchaîner aussitôt. « Je crois que nous avons fréquenté les mêmes écoles. Non, que dis-je, j’en suis persuadée. » Un léger rire s’échappa de ses lèvres. « C’est bien la première fois qu’un médecin m’autorise à le tutoyer. » ajouta-t-elle, comme commentaire. Oui, ce dernier était quelque peu inutile mais Polly avait pris l’habitude de dire tout haut ce qu’elle pensait. C’était plus fort qu’elle et cela lui arrivait souvent de parler seule, pour le coup.

Puis, la conversation prit un tout autre tournant : le sérieux reprit le dessus sur la situation. Il était temps pour Calliope d’examiner Polly, et cette dernière ne put s’empêcher de déglutir péniblement. Elle avait toujours détesté cet instant, médecin connu ou non. Mais puisqu’il fallait y passer, elle suivit du regard l’interne avant de lui répondre. « Pour faire court, mon réveil n’a pas sonné, j’étais en retard, j’ai été bien trop vite en vélo et ai perdu son contrôle avant de m’écraser contre un lampadaire. Oui, pitoyable, je te l’accorde mais c’est tout moi ! » fit-elle, légèrement joyeuse sur la fin, comme si elle était fière de sa personnalité unique en son genre. Un léger rire accentua cette impression.

Calliope était plus le genre de personne que l'on ne reconnaissait pas habituellement. C'est vrai, elle n'avait jamais été du genre extravagante, elle n'était jamais vraiment beaucoup sortie étant plus jeune préférant de loin se concentrer sur ses études. A vrai dire elle avait toujours pensé qu'elle aurait tout le temps qu'elle voudrait pour sortir plus tard. Malheureusement, avec son internat, le temps libre se faisait de plus en plus rare, surtout pour elle qui souhaitait réellement faire partie des meilleurs. C'est bien simple, rares étaient les fois où la jeune femme avait profité d'un jour de congé. Et si elle avait le malheur de le faire, elle culpabilisait toujours en se disant que durant le temps qu'elle perdait, elle aurait probablement pu sauver des vies. La vie de chirurgie n'était pas la plus simple non. Mais quoi qu'il en soit aujourd'hui, le rythme était plus léger, et dans un sens, cela lui faisait du bien. Ainsi, elle sourit franchement à la jeune femme lorsqu'elle accepta enfin de la tutoyer. Callie avait vingt-sept ans, et n'arrêtait pas de se dire que le temps passait à une vitesse folle. Ainsi, elle n'avait pas envie de paraître plus vieille qu'elle ne l'était déjà en quelque sorte. « Disons que je ne suis pas ordinaire. » Avait-elle dit, haussant les sourcils en plaisantant, bien que dans le fond, c'était bien vrai. Et surtout en tant que médecin car il lui fallu un moment avant de se dire qu'elle devrait peut-être s'occuper des blessures de sa patiente. L'invitant à aller s'allonger, après avoir doucement ri suite à son explication, la jeune interne lui demanda : « Tu as mal quelque part précisément ? Enfin, plus qu'autre part ou ça va ? »

« Disons que je ne suis pas ordinaire. » Polly ne put qu’approuver d’un hochement de tête. La jeune femme était de ceux qui pensaient que chaque être sur Terre était unique en son genre, ce n’est donc pas elle qui contredirait Calliope. D’ailleurs, elle ne mentait pas, c’était bien la première fois qu’un médecin l’autorisait à le tutoyer. C’était étonnant mais c’était agréable et rassurant. Lorsque l’on détestait les hôpitaux et tout ce qui touchait de près ou de loin à l’univers médical, la distance établie entre les médecins et les patients ne rendait pas les choses faciles. Le tutoiement imposait un certain lien et rassurait. Polly aurait donné n’importe quoi pour continuer sur cette lancée, c'est-à-dire une conversation agréable et détendue, mais elle n’était pas venue pour cela et Calliope le lui rappela lorsqu’elle l’invita à s’allonger. Polly obéit, tentant tant bien que mal de garder son sourire. Mais l’appréhension commençait doucement à prendre le dessus. « Mes plaies me piquent mais rien de bien méchant, je survis. » fit-elle, tentant de plaisanter légèrement pour oublier sa position inconfortable. « Par contre, j’ai la tête qui tourne et c’est ce qui m’a poussé à venir ici. Avec tout ce que l’on entend maintenant sur les morts rapides dues à un traumatisme, je… j’avais besoin d’être rassurée. Même si je ne suis pas un cadeau pour mes proches et ce monde, j’y ai encore un peu ma place. Enfin, je pense. » Polly ou l’art de trop en dire. « Je m’égare. » constata-t-elle elle-même, se mordant légèrement les lèvres.