Ce n'est pas au théâtre en lui-même que l'action principale se déroula. Et pourtant, la pièce de théâtre que je venais d'y voir était absolument magnifique, d'une ingéniosité qui méritait d'être soulignée. Toutefois, ce ne fut pas le moment fort de ma soirée, qui avait ma foi débuté d'un pas bien lent et banal. Non, l'apogée de l'excitation - et l'excitation au sens le plus négatif du terme, plutôt proche de l'angoisse que de l'extase - fut lorsque j'entendis des haussements de tons de voix à l'arrière du théâtre, dans les recoins noirs qui n'étaient fréquentés que pour le montage du décor puisqu'on accédait au garage par derrière, où était entreposés les matériaux. Sentant qu'il fallait que j'intervienne, au cas où quelqu'un serait en danger, j'accélérai le pas vers l'arrière du théâtre, plissant les yeux pour mieux y voir en cette soirée sombre dont le ciel était dénué d'étoiles. Rien ne brillait. Tout semblait mort. Je me dissimulai derrière un poteau quand je vis trois hommes, un blond et deux bruns, en train de se disputer. On parlait de prix, de quantité, d'arnaque. Je compris bien vite qu'il s'agissait d'une histoire de drogues, et en regardant un peu mieux les accusés, je reconnus ce visage triangulaire, cette mâchoire forte, ces cheveux blonds en pagaille. Warren, cet anglais qui m'avait coûté une nuit en prison et un casier judiciaire quand, à Bristol, je m'étais trouvé au mauvais endroit, au mauvais moment, lors d'une dispute de ce genre. Cette fois, il paierait. Je sortis cinquante sous de ma poche et prévoyais me rendre au téléphone public le plus près, n'ayant pas de téléphone portable. Mais en me retournant, je fonçai avec maladresse dans une poubelle en métal qui se renversa dans un vacarme à en réveiller le plus endormi des endormis. Merde, pensais-je. Je me retournai vers les trois hommes qui commencèrent à courir dans ma direction. Je courus aussi, mais sûrement pas assez vite.

Alors que je courais vers un téléphone public, mais surtout pour ma vie, je sentis une main m'attraper l'épaule et me ramener vers l'arrière d'une force assez impressionnante. Je fus contraint d'arrêter ma course et de me renverser, où là, quatre mains me retinrent de bouger. Je fus tourné vers cet homme blond qui me regardait avec le sourire le plus sadique qui soit. Mon coeur battait la chamade. Je n'avais pas peur de me battre, ni de mourir, mais quand on se trouve devant le fait accompli, il est toujours plus difficile de ravaler son angoisse. « Tu nous observais n'est-ce pas? Pourquoi? Et tu as bien intérêt à répondre. » Me demanda Warren, qui ne sembla visiblement pas me reconnaître. Pourtant, nous avions bien été sur la même scène d'arrestation, moi étant arrêté à sa place. Je voyais mal comment il pouvait l'oublier, à moins que ce ne soit quelque chose qui lui arrive quotidiennement. Vu son sadisme et son indifférence, ce ne serait pas surprenant. « Quoi, tu ne te souviens pas ? » Je laissai un moment de réflexion à l'homme qui se tenait devant moi, puis je continuai. « Cette nuit-là, à Bristol, où on m'a passé les menottes alors que c'était toi qui aurais dû les porter. Tu te souviens là hein ? Eh bien je ne me laisserai pas prendre cette fois-ci, ton truc, ça s'arrête ici, pas question que ça m'ait suivi jusqu'ici. » Même si, pour ça, il fallait que je me fasse casser la gueule avant de pouvoir alarmer les autorités que Warren dealait.

Je devais l'avouer, j'avais peur. Du peu que j'avais vu des activités de Warren, à chaque fois qu'il y avait des altercations, il y avait un bain de sang. Je n'avais pas envie de me retrouver le crâne écrasé contre le sol, reposant dans mon propre sang, inerte. Toutefois, je doutais qu'il ose me tuer, et qu'il me blesse en me laissant là me donner la chance d'aller le dénoncer aux policiers avec des preuves physiques. J'avais assez de courage pour le laisser faire, pour le bien de tous. Quand je rappelai à Warren qui j'étais, il me cracha un « Je me souviens » qui me laissa comprendre qu'il s'en fichait royalement. « Un casier judiciaire c'est pas la mort Gen', après tout, tu t'es retrouver là au mauvais moment. » C'est pas la mort. Pas la mort pour lui, qui était un criminel. C'était de la merde pour moi, qui étais un innocent. « Ouais mais c'est ce qu'ils ignorent justement. Et j'aime pas qu'on m'accuse pour rien, tu vois. Surtout pas à la place d'un autre. » Lui répondis-je sèchement. Je n'avais pas l'intention de me mettre à pleurer comme une petite fille. « Si tu me dénonces, t'es un homme mort et tu le sais. » J'eus un vent glacial qui me parcourra l'échine dorsale. Je le regardai un moment, silencieux. « Alors vas-y, tues-moi tout de suite. Parce que je te laisserai pas filer comme ça cette fois. » Répondis-je, sachant que je venais de signer mon arrêt de mort.

Je n'eus même pas le temps de me préparer mentalement à recevoir le coup que son poing se planta dans mon visage. Ma joue brûlait et un goût de sang commença à circuler dans ma bouche. Je fermai les yeux un moment en grognant de douleur. Je repris finalement le contrôle et, toujours prisonnier des bras des deux autres drogués, je plantai un regard dur et sérieux sur Warren. Il arborait toujours son ridicule sourire sadique. J'avais mal, mais si je me montrais faible, il gagnait. « Je vais d'ailleurs te faire souffrir un peu, c'est plus amusant. » Je ne le lâchai pas du regard. « Vas-y. Quelques ecchymoses et saignements ne m'empêcheront pas d'aller refiler ton nom aux flics. » Lançais-je sur un ton de défi. Je ne savais pas d'où me venait cet élan de courage, mais en tout cas ça ne me ressemblait aucunement. Warren devait avoir un réseau de dealers incroyable, tous plus dangereux les uns que les autres. Même si j'arrivais à le mettre derrière les barreaux, le reste de sa meute en aurait après moi. Et j'y laisserais ma peau. Toutefois mon désir de justice sociale me dictait de ne pas fuir. Alors je ne fuyais pas.

Je n'arrivais pas à croire qu'un homme puisse être aussi méchant. Certes, je savais bien que l'Homme n'est pas l'être le plus bon de cette planète. Toutefois, quand je voyais tous ces meurtriers, je me disais que psychologiquement, quelque chose s'était passé. Un traumatisme, un problème non résolu de l'enfance. Aucun humain ne pouvait naître aussi fondamentalement mauvais. C'était impensable. Je me demandais ce qui était arrivé à Warren pour qu'il me sorte des trucs de la sorte. Genre, m'annoncer ma mort, sans scrupule. « Sauf si c'est ton dernier jour à vivre. » J'avalai difficilement ma salive. Il m'était de plus en plus difficile de ne pas le supplier de me laisser partir. J'avais peur. Mais je ne pouvais pas laisser cette faiblesse m'envahir. Je devais la surmonter. Puis il m’asséna un énorme coup dans le ventre. Je crachai du sang sur le sol. « Tu n'es pas capable d'aller jusque là, tu le sais aussi bien que moi. » Rétorquais-je. Je ne voulais pas nécessairement savoir jusqu'où il était prêt à aller, par contre.

Peut-être n'avait-il jamais tué. Mais il avait brisé des vies. Pas la mienne, non. Ce petit incident à Bristol avait certes gâché mon été, mais pas ma vie. Toutefois, je savais que Warren était probablement allé beaucoup plus loin avec d'autres hommes qui refusaient de rembourser des dettes, ou qui ne respectaient pas les délais. Il gâchait leurs vies à eux. Comme il s'apprêtait sans doute à le faire avec moi. Je ne savais pas dans quel état je serais après cette nuit, mais j'imaginais bien que ce ne serait pas mon meilleur jour demain. « Détrompe-toi Zimmerman, tu me connais très mal » . Il avait raison. Je le connaissais très mal. En fait, je ne le connaissais pas du tout. Et peut-être était-ce le fait de ne justement pas le connaître qui me donnait le mince espoir qu'il ne m'arriverait rien de trop grave ce soir. En le voyant sortir sa cigarette, je m'imaginai le pire. « Alors prouve-moi le contraire. » À quel point devais-je être dérangé pour quasiment lui demander de me tuer ? Trop dérangé. Je ne savais même plus qui j'étais.

Faux. Personne n'avait gâché la vie de Warren. Tout simplement parce qu'il ne leur en laissait même pas la chance. À chaque fois qu'on mettait des bâtons dans ses roues, il faisait de son mieux pour vous blesser, physiquement ou psychologiquement. Quand j'avais refusé de prendre part à son réseau de drogues, à Bristol, il avait fait en sorte que je garde une marque psychologique de l’évènement : la nuit en prison. Maintenant que je ne semblais pas vouloir lâcher prise sur ses petites manigances, il décida de me laisser une empreinte physique. Violente. Fumant sa cigarette, il me rejeta toute la fumée en plein visage. Je me mis à tousser. Mais ce n'était rien comparé à la douleur que je ressentis quand le cercle brûlant vint se poser sur mon torse. Je criai de souffrance, d'agonie. Mais Montsimpa dormait. Personne ne viendrait à mon secours. Warren souriait. « Enfoiré ! » Lui lançais-je à la figure, essayant en vain de me défaire de l'emprise des deux autres. Ils ne me lâchaient pas, appréciant sans doute trop le spectacle. Je sentais encore le cercle sur mon torse brûler mon être en entier.

Je ne savais pas trop dans quoi je m'étais embarqué. J'aurais dû rester caché derrière mon mur, rebrousser chemin et laisser Warren faire ce qu'il avait à faire. Toute personne normalement constituée l'aurait fait. Mais j'avais voulu jouer aux super héros, j'avais voulu prouver à je-ne-sais-qui que je pouvais me comporter en homme, pas en trouillard. Maintenant, j'étais dans une impasse. Soit je me taisais à jamais, soit je mourrais. Mais même me taire à jamais signifiait de demeurer dans la mire de Warren pour le restant de mes jours. « Tu ouvres ta gueule, ce sera autre chose qui brûlera, je ferai souffrir tous les gens que tu aimes, toutes les personnes en qui t'as confiance et je te réduirai à néant jusqu'à ton dernier souffle. » Cette fois-ci, un réel rire s'échappa d'entre mes lèvres. « Bonne chance sur ce coup-là, Warren. Je n'ai que moi. » Mes parents n'étaient pas ici, j'étais enfant unique, je n'avais pas de vrais amis à Montsimpa, et je n'avais pas de petite amie.

À la place de Warren, si j'avais une soeur et des amis à Montsimpa, je ne risquerais pas de tout foutre en l'air pour une dépendance et une carrière de dealer. Il avait encore des gens auxquels s'accrocher, pourquoi n'en profitait-il pas au lieu de se laisser glisser jusqu'au bas de la pente ? Moi, je devais me battre seul contre tous les problèmes que cette putain de vie pouvait parfois m'apporter. Pas grand monde pour m'épauler, pour me tenir par la main et me ramener sur le droit de chemin. C'était injuste et il ne savait même pas profiter de sa chance. « Qu'ils soient partout, même s'ils ne vivent pas dans cette ville, je trouverai ne t'en fais pas » Ses petites menaces ne me faisaient pas peur du tout. Il ne trouverait jamais mes parents, ils étaient bien loin d'ici. Warren avait un océan à traverser et bien d'autres obstacles. « Il n'y a rien à trouver. » J'haussai les épaules. « Mais si ça peut t'amuser, essaie toujours ... » Il tira sur une mèche de mes cheveux, et je le regardai avec un regard dur. Je n'avais aucune idée de ce qui se passerait ensuite.