Le regard d'Aeldrinn sur le monde était devenu neutre et impassible depuis le temps qu'il errait à travers celui-ci. Les Etats-Unis, la France, l'Allemagne, la Belgique, l'Angleterre... Il n'avait pas eu le courage d'aller partout, mais s'il l'avait vraiment voulu, il aurait pu. Peut-être qu'après avoir vu tout ce devant quoi il avait dû garder les yeux ouverts pour ne pas mourir, le vieux soldat voulait éviter de voir plus d'horreurs. Plus de guerres, de sang, de morts, de souffrance. Le repère d'Hitler, il l'avait vu, de fond en comble. Découvert bien passionnante. Mais avant cela, lui et ses camarades avaient dû tuer des ennemis, et voir mourir leurs alliés. Du sang qui fuse, qui se mélange à la boue d'une terre que le temps maltraite. Tantôt la pluie, tantôt la neige. Un sol criblé de balles en tout genre. Nombre de ses camarades, s'ils n'étaient pas morts dans le no man's land, avaient dépéri en devenant fous après le retour aux Etats-Unis. Mort lui-même, Aeldrinn était passé au dessus de tout ça. Aujourd'hui, c'était sans grand but qu'il errait de ville en ville, changeant au gré de ses envies, lorsqu'il se lassait d'un lieu ou d'un autre, qu'il voulait un peu de nouveaux visages. Des visages qui ne le voyaient pas. Qui ne pensaient même pas que près d'eux, tout près, un homme mort se baladait, alors qu'ils vivaient leur vie, insouciants du moindre danger. C'est ainsi que Logan finit par atterrir à Montsimpa. Bien qu'ayant une préférence pour cet endroit, il allait souvent à Bridgeport. Allez savoir pourquoi. La société, peut-être. L'impression qu'il n'était pas seul dans son cas. Qu'il n'était pas le seul fantôme errant sans destin. Comme un chevalier sans tête.

Cependant, le mouvement de foule qui animait presque sans cesse Bridgeport avait parfois de quoi fatiguer, si l'on put affirmer qu'un fantôme ressente une quelconque forme de fatigue, le soldat. Ainsi, de temps à autres, quand le courage ne lui venait pas de retourner à Montsimpa, il traversait simplement les murs afin d'entrer dans l'institut d'art moderne. Peu de monde pénétrait l'enceinte du bâtiment. Et quand des gens étaient là, si ce n'était pas le personnel de l'établissement, il aurait sans doute s'agit de quelques jeunes en quête d'une personnalité décalée, ou de riches bourgeois, l'air hautin, présents uniquement pour étaler leur faux savoir. Ce n'était pas vraiment le domaine d'Aeldrinn. Tout ce qui lui venait en tête lorsqu'on parlait d'art, c'était les toiles d'Otto Dix, dont une grande partie avait été brûlée pendant la guerre. Alors c'était seulement en quête de calme, que le vieux soldat, toujours dans son vieil uniforme américain usé, dans le même état qu'il fut lorsqu'il était décédé, avec des trous à quelques endroits, éparpillés, pour montrer où il avait reçu des balles. Retranché dans un coin, il ne put s'empêcher de ressentir une présence, mais il était trop distrait pour y faire attention.