cigars on ice, cigars on ice.

Les jambes croisées, le chewing-gum dans la bouche, le stylo qui danse entre mes doigts, le regard absent. Mon quotidien habituel lorsque je me retrouve en cours. A surveiller les minutes assassines qui s'écoulent bien trop lentement. J'me sens pas bien. J'me sens pas bien et j'ai besoin d'air. J'étouffe. Dans cet amphi trop grand pour si peu de personnes, dans cette fac construite pour former la future élite de demain. De demain qui n'est pas si loin. Cinquième année. J'ose même pas le dire à haute voix tellement cela m'effraie. Comment j'en suis arrivée là ? Comment en deux claquements de doigts je suis devenue si vieille, si aigrie ? C'est les études qui me blasent, qui gomment mon sourire marqué à la craie grinçante, qui m'essoufflent. « Excusez-moi, faut que je sorte. » J'attrape mon sac, y balance mon ordi dernier cri, mon téléphone et m'échappe. Je m'enfuis. On me regarde, interloqué. J'ose espérer que mon absence se fera vite oublier. Peut-être croient-ils que je vais revenir. J'ignore même si je remettrai les pieds ici. Une halte dans les toilettes publiques qui me donne envie de vomir, et je déguerpis définitivement d'ici. J'appelle mon chauffeur, qui ne me pose heureusement pas de question quant à ce départ anticipé des cours, et me dépose au bas de chez moi. « A demain Kuzco. » Claquement de porte. Il s'appelle Leonard, mais Bamba et moi on l'a toujours appelé Kuzco. Il est pas très commode, d'ailleurs ça l'a jamais fait rire, mais elle et moi on essaie toujours de tout dédramatiser tu vois. Une onde de soulagement parcourt mon corps lorsque je laisse mon sac dégringoler à mes pieds, une fois à l'intérieur de ma villa. De notre villa. La musique résonne à un haut volume contre les murs de l'immense propriété, j'entends des chants venir de l'étage, des jurons aussi, quelques rires parfois. Toutes mes angoisses se sont évaporées. Je suis à la maison. En enlevant mon manteau, je me demande si elle est toute seule. Elle. Ma soeur, ma femme, la partie manquante de mon âme. « Bonsoir Poca. » Poca, c'est notre domestique. Je voulais l'appeler Pocahontas de son nom entier, mais Bamba a préféré le mix avec Pika. Alors je ne l'appelle par son nom entier que lorsque Bamba n'est pas là. Chaque personne de notre entourage a un surnom Disney attribué par nos soins, c'est la tradition Bambora. Poca m'apporte deux mojitos, que j'amène en haut. A pas de loup je m'approche. L'atelier est en énorme bordel, la musique est encore plus forte qu'en bas, et le petit bout de femme devant moi s'agite devant une toile qui, il faut le dire, ne ressemble à rien. « "Inspiratioooon, viens à moi", c'est pas ça que tu criais tout à l'heure ? Bah voilà, on est là. » Je souffle avec un sourire en coin, bougeant mes hanches et agitant un mojito devant son nez.

Souvent. Tu t'ennuis. C'est triste quand on sait que t'es belle, riche, en bonne santé et riche. En dehors du voodoo, Milo ton bébé et Nora, t'as pas vraiment de distraction dans la vie. Il est vrai que ça te prends beaucoup de temps, mais en même temps parfois il t'arrive d'avoir des passages à vide. Un peu comme maintenant. Ce qui expliquerait sans doute pourquoi tu t'acharnes sur cette toile. Milo est assis sur l'aspirateur, posant pour toi. Tu lui as mis ta casquette Opreezy sur la tête, ses rayban et un petit wizy en arrière fond, mais il fait pas d'effort. Il peut-être chiant à souhait ton Milo, ouais c'est un panda ourson, mais c'est pas une excuse pour être mou. Tu te concentres, ne prenant pas en compte les jérémiades de ton panda. Le pinceau commence à faire son travail, mais comme d'habitude tu es distraite, facilement. Et là, ta distraction c'est une blonde. Ta sœur, ta moitié, ta femme. Elle porte son jolie sourire et toi tu lui souries en retour. Un big smile, comme tu aimes. Puis tu fais genre de retourner sur ton tableau, mais ta madame elle t'a apporté un bon Mojito et de l'inspiration te dit-elle. Ha le Mojito que c'est bon pour ta santé, que c'est bon tout court. Sans te faire prier tu lui retires le verre des mains, buvant d'un trait. « Tu sais Nemo, tu fais bien d'être là. Milo il m'épuise. Il ne veut pas jouer avec moi. » Chouines-tu à Nora, ton petit Némo, au bord des larmes. « Dis Nono, c'était comment les cours ? Mr Dumbo t'embête-t-il toujours autant ? Bamba princesse voodoo peut lui jeter un sort si tu veux ? » Tout est prétexte à jeter un sort dans ta vie. Le voodoo est ta passion, ton don puis t'aimes bien quand Papa Tunde te rend visite, mais le plus important personne n'a le droit d'embêter ta sœur si ce n'est que toi.

Je savais qu'elle serait contente, la bambina. C'est pas tant qu'elle aie besoin de ma présence ou d'un mojito pour stimuler sa créativité, c'est peu dire que le bordel dans sa tête est déjà tellement présent que cela se ressent sur ses toiles. Parfois, Bamba, on arrive pas à la suivre. On sait pas trop de quoi elle parle, pourquoi elle passe du coq à l'âne, le fil de ses pensées elle est la seule à le suivre mais ça on l'oublie, parce qu'elle fait rire. Car c'est bien la seule chose qui puisse nous sauver dans ce monde, non, le rire ? Alors qu'importe. Les gens qui ne nous connaissent pas et qui sont extérieurs à notre histoire commune nous prennent souvent pour des illuminées, des spécimen venus d'ailleurs, qu'on aime bien mais qu'on ne comprend pas. Bamba fait rire et moi j'intrigue. Je n'sais pas si c'est une bonne chose, mais je crois que je m'en tape. « J'ai le droit de lui shooter dedans, alors ? » je fais désignant Milo de la pointe de pied. Il lui manquerait plus qu'une cagoule et on le prendrait pour un vrai gangsta, avec sa casquette et sa musique. Son panda on dirait qu'il est un peu sacré pour elle, mais en même temps elle rale toujours après lui. Encore un autre phénomène inexplicable qu'il ne faut surtout pas chercher à expliquer. Car c'est ainsi my china, comme on dirait chez nous. Ça me manque. Un peu. Pas trop. Mais le rien qu'un peu suffit à me foutre une boule au ventre. J'ai envie de demander à Bamba si ça lui manque aussi à elle mais je sens que ça la perturberait dans sa phase artistique et je préfère ne pas risquer ça. C'est comme changer la couche d'un bambin en plein travail. « Les cours.. on va éviter le sujet. » Pause. « .. mais un peu de vaudou ne ferait pas de mal, oui. » je souffle en souriant. Je pose mes yeux clairs sur sa toile et c'est définitivement quelque chose de singulier qui s'offre à mes yeux. Je n'ai pas encore pris le temps de décrypter l'oeuvre, seul un trapèze au milieu de la toile saute à mes yeux et m'intrigue. « Tu peins quoi aujourd'hui ? » On m'a beaucoup critiqué lorsque j'ai posté quelques toiles de Bamba sur mon blog, relevant "un manque certain de technique et un esthétique frôlant celui des dessins des enfants de quatre ans". Mais je ne suis pas de cet avis. Je crois que ce qui fait le charme et la fragilité saisissante de ses peintures, c'est l'innocence qu'elle leur transmet et la naïveté non feintée qu'il lui est impossible de refouler. Moi, j'y crois.

« Shooter Milo ? Non, t'es malade ! Tu vas lui faire mal ! » C'est vrai à par toi, tu n'autorises personne à faire du mal à ton Milo. Milo c'est ton bébé et même Nora n'a pas le droit de lui faire du mal, mais elle a le droit de lui faire pleins de câlin. Elle n'a jamais compris pourquoi, mais tant pis. C'est comme toi tu n'as jamais compris pourquoi elle allait toujours à l'école. Parfois, tu lui demandes pourquoi elle s'embête toujours avec ce drôle de monde des grands et tu ne comprends pas, du moins tu ne veux pas comprendre ses réponses. Dans ton monde ça te parait absurde. Voilà pourquoi vos discutions se finissent toujours en bagarre, non pas en dispute, tu réagis comme une enfant après tout. D'ailleurs, elle t'avise de ne pas parler de ses cours si tu ne veux pas que ça se termine de la même manière, mais même si ça l'énerve, elle est douce avec toi car elle ajoute que tu pourras faire un tour de vodoo. Dès qu'il y a du vodoo en action, tu es heureuse, tout comme une clé qui retrouve son cadenas le serait. Pour changer de sujet, elle s'intéresse à ta toile, toujours aussi vide. Là c'est toi qui va te fâcher. « Boh comme tu peux le voir parterre, j'essayais de dessiner la maison, mais en fait, non je ne sais pas ça me disait rien et depuis je bloque. Pourquoi je m'intéresse à la peinture sérieusement ? » D'habitude tu t'embêtes pas, une toile de peinture avec ta main, dessiner un arbre, qu'importe, même un ballon te suffit, mais aujourd'hui t'étais pas d'humeur. Nora est toujours intéressé par tes peintures, elle en demande toujours plus, ta fan numéro 1, rien que pour elle tu veux faire les choses bien. Un instant tu souffles, puis tu reportes ton attention sur ta toile pour finir par regarder Nora.  « Tu rayonnes de beau mon amour, tu sais. Ton éclat est merveilleux. » Bamba style. C'est ta manière de lui faire comprendre avec des compliments que tu attends quelque chose d'elle, en espérant qu'elle ne voit pas comme ça.