Je suis défectueuse. Je suis cette poupée qui n'équivaut pas le modèle Barbie. Alors, je me suis retrouvée être seule coupable de cette infamie.
Pourtant, n'était-ce pas la faute de ceux qui avaient fabriqué cette poupée?

« J'ai accouché d'un laideron » était probablement l'une des phrases fétiches de ma très chère mère.
Je n'ai pas cette beauté que les autres possèdent. Je n'ai pas leurs cheveux soyeux, leurs grands cils et leurs yeux innocents, leur corps mince, leurs formes alléchantes. Il était alors normal que mes parents me délaissent, me fasse culpabiliser, me blâme pour ne pas être telle qu'ils avaient voulu : j'étais une erreur, on ne voulait pas de moi et on me le faisait ressentir. Je n'étais pas la gamine dont ils avaient rêvé. La jolie petite blonde avec une bouille angélique. Ils n'ont pas eu le beau cygne mais le vilain petit canard, répétaient-ils incessamment avec une moue de dégoût.
J'haïssais mon enveloppe charnelle, mon être entier. Je m'en voulais de ne pas être cet être parfait. Je voulais juste que mes parents m'aiment, qu'ils soient fiers de moi : j'étais une enfant comme les autres, qui avait juste besoin d'amour pour grandir.

J'ai grandi dans un environnement froid, où affection était un mot proscrit du vocabulaire de mes parents ; j'ai grandi et suis devenue froide et dénuée de toute affection pour autrui. À vrai dire, mon père et ma mère pourraient mourir ; je ne ressentirais aucune douleur. Ils ne sont rien pour moi, juste ceux qui ont baisé une fois sans capote et m'ont engendré. J'aurais préféré qu'elle avorte ; je lui ai demandé pourquoi elle ne l'avait pas fait. Elle m'a regardé avec son petit sourire dédaigneux, celui que j'aimerais effacer de sa bouche et m'a répondu sur un ton qui laissait entendre que c'était l'évidence même : « Il était trop tard. ».
Mon père, lui, ne cessait de me répéter que je n'étais qu'une petite ingrate égocentrique qui geignait pour un rien alors qu'elle avait tout, notamment l'argent. Mais bien sûr. Quelle chance suprême de venir d'une famille aisée qui me donnait autant d'argent que je le désirais et qui, à présent, ne m'a toujours pas coupé les vivre. Il est vrai que je devrais cesser de juger mes parents de cette façon ; ils étaient affreusement bon avec moi, leur vilain petit canard adoré.
Qu'ils crèvent ; j'irais danser, rire et crier ma joie sur leur tombe.

Je ne sais pas exactement quand j'ai commencé à vouer une haine certaine à tout ce qui pouvait constituer notre monde. Peut-être a-t-elle commencé à grandir en moi comme un bouclier face aux rabaissements quotidiens que me faisait subir mes géniteurs ; peut-être est-ce dû à ma vision de notre vaste monde qui a progressivement changé pour le voir sous un autre angle. L'Homme est pourri jusqu'à la moelle ; la société y contribue grandement. Rousseau avait probablement raison, l'Homme ne pouvait qu'être meilleur à l'état sauvage.
Je suis née dans un environnement où la haine flottait dans l'air, nous encerclait, nous étranglait, nous abrutissait, nous dominait ; elle est alors venue naturellement s'imprégner en moi de façon permanente. Elle est ce qui me fait vivre ; ce qui contribue à ma perte. Je suis désillusionnée avant l'âge. Je dégueule sur la facilité des sentiments. Je déteste notre monde. Je hais l'Homme. Je vomis sur l'humanité et je souris avec dégout à notre société. Et c'est amèrement que je constate que je suis lentement mais surement devenue cette personne abjecte, cette humaine pourrie jusqu'à la moelle ; je suis vidée, déglinguée. Je suis une bombe à retardement, je détruis et me détruis.
Faire souffrir, c'est mon crédo ; souffrir, c'est mon oxygène. Je fais partie de ces humains qu'on qualifie de masochiste.
Pourtant, être telle que je le suis ne m'effraie pas ; je n'ai rien trouvé de mieux à quoi m'accrocher. Rien ne sert de vivre, sans sentiments extrêmement puissants pour venir nous écorcher, nous brûler, pour jaillir dans notre être entier et nous faire nous sentir vivant : la haine et la souffrance sont les deux sentiments qui me permettent d'avancer.

Merci, mes amours de géniteurs. Merci de m'avoir fait me sentir si minable, si laide, si dénuée d’intérêt, de m'avoir fait ressentir ces sentiments si horribles et si insurmontables, pour une gamine, que sont la haine et la souffrance. Merci, oui, car à présent je connais ma juste valeur ; je sais à quel point je suis pourrie ; mais je sais que mon corps et mon visage sont loin d'être aussi repoussants que mon âme.
Votre vilain petit canard a évolué en un grand cygne noir.