« Outch, tu peux pas faire attention ? » J'ai quoi, huit ans, peut-être neuf lorsque je me gratte la tête après que ce garçon m'ait frappée avec son ballon. « Désolé ! Est-ce que je t'ai fait mal ? » Je hausse simplement les épaules, laissant mon bras retomber tandis que mes lèvres se tordent en une sorte de grimace. On reste là, une minute, peut-être deux, à ne pas savoir quoi dire quand soudain, derrière lui, d'autres enfants l'appellent. Il repart, pour finalement se retourner. « Est-ce que tu veux voir un truc super cool ? » Je souris, lui aussi. Je connais pas vraiment l'endroit, et je n'ai rien de mieux à faire que de rester sur ce petit coin de sable au milieu de cette plage peu fréquentée. La maison de mon père est juste en haut, et il suffit de lever le regard pour m'apercevoir que mon père est au téléphone, qu'il ne fait déjà plus attention à moi. « D'accord. » Alors on court, on va rejoindre les autres et je me laisse guider jusqu'en haut d'une falaise. Pas très rassurant. « T'es sûr qu'on a le droit d'être ici ? » Ils sont tous en train de rire. « T'en fais pas, on vient tout le temps ici. Alors, c'est géant, hein ? » Je regarde devant moi, il y a de l'eau à perte de vue. Je me demande pourquoi il n'y a personne sur la plage. C'est si joli. Derrière, il y a les arbres et le chemin qui conduit en bas de la falaise. On reste toute l'après-midi en haut de ce gros rocher, à jouer au ballon en faisant bien attention à ce qu'il n'aille pas trop loin. Et puis on joue à cache-cache aussi, et on joue à grimper dans les arbres. J'entends la voix de mon père qui résonne plus bas, il me cherche. « Je dois y aller, mon père doit s'inquiéter. » Je reprends ma veste laissée sur une branche basse d'un arbre, et me prépare à repartir quand on m'interpelle. « Attends ! » Je me retourne. « Tu seras là demain ? » Sourire. « Oui. » Il acquiesse. « Et après-demain aussi ? » Je hoche la tête. Il laisse passer une seconde, deux peut-être. « D'accord. Alors à demain ? » « Oui, à demain. » Et je dévale la côte pour retrouver mon père.

Huit ans plus tard, on est toujours en route vers cette falaise, seulement le temps où l'on se cachait dans les arbres est révolu. Il a prit un peu d'avance sur moi alors je le rattrape en courant et grimpe sur son dos, manquant de nous faire tomber. « Bordel, Hawthorne, ça s'arrange pas avec le temps. » Qu'est-ce qu'il insinue, là ? Enfin, si je devais me laisser influencer par ses blagues foireuses, je serai déjà au fond du trou. « Menteur. » Sourire freedent. Je m'accroche à lui, et on continue comme ça sur quelques mètres. « Alors, de quelle pauvre fille as-tu décidé de briser le coeur cette semaine ? » Je le vois lever les yeux aux ciel d'ici. « Très drôle. » Ah, petit, c'est comme si c'était moi qui t'avais fait. C'est si facile de t'énerver. « Et puis d'ailleurs, pauvre n'est pas vraiment le mot. » Bon ok, je suppose que ça marche aussi en sens inverse. Mais il en faut plus pour me faire perdre le moral. « Je parie qu'elle est hideuse. » Il tente de me faire perdre l'équilibre. « Tout faux, elle est foutrement canon. » Je sais qu'il sait, que le sonde pas pour le plaisir. Il sait que son silence me rend folle, que le voir avec toutes ces filles encore plus. Mais il continue, il aime ça, d'une certaine façon moi aussi. Il sait que c'est la seule façon de m'atteindre. Je ne fais pas attention net cette fois ça y est, on perd vraiment l'équilibre et on s'écrase sur le sable. Enfin, lui plutôt, moi je l'écrase de tout mon poids. Je lève la tête, dégage les cheveux de mon visage, le regarde avec cet air mi innocent, mi enfantin. « Plus que moi ? » Je sais qu'il ne résiste jamais. Il me regarde, longtemps, très longtemps j'ai l'impression et l'attente me paraît interminable. Et puis soudain il sort dans un sourire comme si de rien n'était. « Faut pas abuser non plus. »

Quelques semaines plus tard, on organise une immense fête sur la plage, pour fêter la fin de l'été. On ne se parlait plus depuis le début de la semaine à cause d'une de ses conquêtes et pourtant, il était quand même venu me chercher pour qu'on y aille ensemble. On était censé rejoindre nos amis et pourtant, monsieur en avait décidé autrement. « Tu boudes encore ? » « Non. » Mensonge. « Sérieux, Smooth. T'en as pas marre de faire la gueule ? Tu pars demain et t'as passé ton temps ronchonner. » « D'accord, je boude. Et peut-être que si tu passais pas tout ton temps avec cette pétasse, je passerai pas mon temps à faire la gueule. » Je ne le regarde pas mais je sais qu'il réprime son sourire. Putain, il adore ça. Il se retourne vers moi, amusé, il feint l'ignorance. « C'est de la jalousie que j'entends, Hawthorne ? » Je crois les bras. « Non. » Il soupire doucement, tente de prendre ma main. « Allez viens, on va rejoindre les autres. » Je m'arrête. « Oh et puis merde. Finalement t'es comme tous les autres, hein ? Tu peux pas t'empêcher de sauter ce qui bouge ! C'était trop te demander de passer du temps avec moi ? Mais non, bien sûr, t'étais trop occupé ailleurs ! » A son tour il s'arrête, je sens que je l'ai mis en colère. Tant mieux, parce que moi aussi je suis en colère. Pourtant tout ce qu'il fait c'est qu'il s'approche et qu'il m'embrasse. C'était pas la première fois, ça ne nous avait jamais vraiment dérangé, mais c'était l'une des dernières. Je me débats, le pousse, le frappe avec mes poings jusqu'à ce qu'il se recule. « Nan mais ça va pas, t'es malade ? Tu crois qu'il te suffit de te jeter sur moi pour tout arranger, pour me faire tout oublier ? » Bon d'accord, ça avait marché les fois précédentes. « Putain, je suis pas un autre de tes plans-cul, d'accord ? Je veux pas être comme toutes ces filles, être une fille de plus sur ton tableau, t'es mon meilleur ami merde ! Et, et... » J'ai pas le temps de finir. Est-ce que j'avais seulement quelque chose à rajouter ? Plus maintenant qu'il me fait taire à nouveau, en tout cas, plus maintenant que je le laisse faire. Peut-être parce que j'en ai marre de me battre, peut-être parce que je crève d'envie, aussi. Et alors que je m'apprêtais à parler, il me stoppe encore une fois. « Chut, ne dis rien. » Et puis comme ça, juste comme ça, il s'en va rejoindre les autres, il agit comme si rien ne s'était passé. Et puis après, il n'y a rien, il n'y a que le vide, que du vent. Parce que je ne suis jamais revenue, même si j'ai passé mon temps à regarder en arrière. J'ai emménagé avec ma soeur, et je n'ai plus entendu parler de ces étés sur la plage.