Cela faisait une semaine, tout juste, qu’Anastas s’était installé à Montsimpa. Il avait investi dans un nouvel appartement, rue du Bois, le quartier le plus coté de la ville, un peu à l’écart des banlieues familiales où les maisons individuelles poussaient comme des champignons et où les enfants criaient du matin au soir. Il n’avait rien contre les enfants, mais aux familles nombreuses, il préférait de loin le calme et la tranquillité. Montismpa n’avait rien en commun avec la Russie, Moscou, et ce qu’il avait toujours connu, ce qui le laissait un peu dépaysé. Mais il s’y ferait, il aimait les nouvelles expériences. A de nombreuses reprises, cependant, tandis qu’il dépaquetait ses affaires et s’installait dans son nouveau chez lui, il songea qu’il était sans doute fou. Son meilleur ami partait à l’autre du monde, et Anastas tournait sans hésiter le dos à trente ans de sa vie pour aller le rejoindre, c’était insensé. Il ne savait même pas où il habitait, il n’avait pas un numéro de téléphone, il n’avait rien du tout à part le nom de cette ville. Il ne le retrouverait jamais. Ou alors il le croiserait totalement par hasard, d’ici cinq ou même dix ans, alors qu’il l’aurait oublié depuis longtemps et qu’il serait passé à autre chose. Non, de qui se moquait-il ? Il n’avait aucunement l’intention de passer à autre chose avant d’avoir passé tout Montsimpa au peigne fin pour le sortir de sa cachette. Ensuite il lui collerait son poing dans la figure. Et seulement là, il pourrait envisager de passer à autre chose.

L’idée le fit sourire. Il ne reprenait le travail que la semaine suivante et s’était accordé une petite balade à pieds, histoire de s’habituer aux lieux. Ce n’était pas une grosse agglomération, loin de là, et il en eu vite fait le tour. Peu désireux de rentrer aussitôt s’enfermer entre les murs de son appartement, il décida de s’offrir un verre dans un bar dont il avait beaucoup entendu parler mais où il n’avait pas encore eu l’occasion de se rendre. Ne connaissant encore personne, il préférait tout de même la convivialité d’un bar à l’idée de s’écraser dans son fauteuil avec son whisky et sa solitude. Le brun passa la porte avant de couvrir la salle du regard, tentant d’en mémoriser le moindre recoin pour ne pas avoir l’air trop perdu aux yeux des autres. Puis son regard se posa sur un homme accoudé au bar et son cœur rata un battement. Il était de dos, mais un seul coup d’œil lui suffit : il l’aurait reconnu entre mille. Anastas se figea un instant, à la fois surpris et déboussolé. Il ne s’attendait absolument pas à tomber sur lui maintenant, sans même avoir fait l’effort de le chercher.

Le premier choc passé, il se remit en mouvement et s’avança tranquillement vers le bar avant de s’asseoir à ses côtés et de commander un whisky. Aleksandr ne lui prêta pas la moindre attention, absorbé par son propre verre. Anastas ne dit rien pendant un long moment, hésitant, et ne sachant pas trop comment amorcer la conversation. Mais surtout, il ne voulait pas paraitre trop heureux de le revoir, parce qu’il lui en voulait. Il lui en voulait de l’avoir laissé en plan du jour au lendemain, sans prévenir, et sans indications supplémentaires qu’une simple lettre avec des excuses misérables et un nom de ville. Alors oui, il allait faire la tête et le faire culpabiliser avant de lui pardonner. Parce qu’il lui pardonnerait, il ne pouvait pas en être autrement. « Dans un bar, pourquoi je ne suis pas étonné ? » dit-il finalement après d’interminables minutes, sans pour autant daigner tourner la tête et le regarder. Il y avait bien longtemps qu’il n’était pas allé boire un verre avec lui, Anastas eu soudain l’impression d’être projeté des mois en arrière. « La vie passe et les habitudes restent, n’est-ce-pas, Aleksandr ? » ajouta-t-il en tournant finalement la tête vers lui, un petit sourire amusé étirant ses lèvres. Il tapota son verre du bout de l’index.

Le fait de voir son meilleur ami fuir son regard et baisser les yeux emplit Anastas d’une immense satisfaction. Bien qu’il ne le montrât pas, il était terriblement vexé. Il avait pensé, peut-être un peu naïvement, que trente ans d’amitié sans accrocs méritaient un peu plus qu’une simple lettre, qu’Aleksandr aurait au moins eu le cran de venir le quitter en face, Il avait simplement cru qu’il comptait un peu plus que ça, mais il s’était apparemment trompé. Malgré cette pointe d’amertume qui l’envahit lorsqu’il posa ses yeux clairs sur son ami, il n’en laissa rien paraître et ne se défit pas de son sourire. Néanmoins, il s’amusait beaucoup de cette gêne soudaine qu’il avait suscitée chez lui. « Anastas... Que... Que fais-tu ici ? » Son sourire s’étira. A vrai dire, il avait presque envie de rire. Aleksandr semblait tellement mal à l’aise qu’il avait du mal à aligner trois mots, c’était presque risible. « Je prends un verre, je crois que ça se voit. » répondit-il en cessant de le dévisager pour aller jouer avec son verre de whisky à moitié vide, le faisant tourner entre ses doigts, l’air captivé par les remous que les mouvements provoquaient à la surface de la boisson. « Oh, tu veux dire à Montsimpa ? » fit-il comme s’il n’avait pas compris la question, un brin sarcastique, « du tourisme. » Il n’avait aucunement l’intention de lui annoncer qu’il s’était installé en ville, du moins pas tout de suite. Il ne voulait pas avoir l’air d’avoir fait tout ça pour lui, parce qu’il lui manquait trop et que la vie à Moscou n’avait plus la même saveur sans son ami à ses côtés. « Je pourrais te retourner la question » acheva-t-il avant de finir son verre d’une traite avant de le reposer sur le comptoir, peut-être un peu plus fort qu’il ne l’aurait voulu.

Aleksandr ordonna deux nouveaux verres qui leur furent apportés presque aussitôt. Anastas haussa les sourcils et laissa échapper un petit rire étouffé avant de se saisir du sien et de l’amener devant lui. S’il pensait qu’il allait se racheter en lui payant à boire, il se mettait le doigt dans l’œil. Mais c’était un début, et il ne crachait pas sur un bon whisky. « Comment... vas-tu ? » Il haussa les sourcils à nouveau avant de se remettre à jouer avec son verre sans regarder son meilleur ami, un sourire amusé dépeint sur le visage. La question lui apparut tellement vide et futile, elle ne semblait pas naturelle. Il tourna la tête et plongea ses yeux dans ceux de l’autre homme, appuyant son regard. « Je vais très bien, merci. » La conversation devenait ridicule, ils tournaient autour du pot et cet échange de banalités ne menait nulle part. Anastas ne prit même pas la peine de lui retourner la politesse et finit par croiser les bras et de se tourner totalement face à son meilleur ami, son sourire remplacé par un air dur. « Bon, tu as l’intention de t’excuser, ou tu préfères qu’on discute de la météo ? »

Anastas savait qu’il allait vers la confrontation au moment même où il vit les sourcils de son ami se froncer et son visage se durcir. Mais il était inutile de se confondre en banalités et politesse ; c’était tourner autour du pot et repousser le moment où ils en viendraient à hausser le ton. Parce que ce moment était inévitable. Anastas était un homme direct, le genre de ceux qui parviennent difficilement à garder ce qu’ils ont sur le cœur bien longtemps. Il préférait vider son sac et repartir sur de bonnes bases, sans secrets et sans mensonges. Enfin presque. « Le fait que j'ai baissé les yeux, n'est-ce pas suffisant pour toi ? N'est-ce pas suffisamment humiliant pour moi ? Il faut en plus que je te le dise de vive voix que je le suis ? Tu veux peut-être que je me foute à genoux et que je te supplie, aussi ?! » Le brun leva les yeux au ciel, marquant ainsi son exaspération. Il s’attendait à ce genre de réponse de la part d’Aleksandr, il se doutait qu’il réagirait ainsi. « Tu vois, c’est ça le problème avec toi Aleks : ta fierté. Non, baisser les yeux, ce n’est pas suffisant. Pas avec moi. » Il avait lutté pour maintenir le calme dans sa voix, parce que crier et tonner était inutile, il le savait bien. Néanmoins, ses doigts tapotant nerveusement le bar trahissait la difficulté de la tâche qu’il s’imposait. « Tu veux que je m'excuse pour des raisons que tu ignores ! Je ne suis pas parti sans raisons, Anastas ! Je ne me suis pas réveillé un beau matin en me disant : ''Allez aujourd'hui, je plaque tout derrière-moi, y compris la personne la plus chère que j'ai au monde.'' » Le russe secoua la tête en signe de résignation, mais il ne put empêcher son cœur de se serrer en entendant ses derniers mots. Il ne pouvait nier qu’il en avait douté parfois, qu’il lui était arrivé de penser que son meilleur ami l’avait oublié, ou remplacé par une quelconque femme qu’il aurait pu rencontrer en son absence. C’est pourquoi il ne pût se sentir autrement que soulagé à l’idée d’occuper toujours la même place dans son cœur, malgré tout. « Je ne t’en veux pas d’être parti ! … » Commença-t-il avec un certain agacement avant de s’arrêter brusquement. Ça ne servait à rien de crier, ça ne servait à rien de se disputer. Il prit une longue inspiration, les yeux mi-clos, cherchant à desserrer ses mâchoires et retrouver son calme. « Je ne t’en veux pas d’être parti, » recommença-t-il plus doucement. « Tu avais tes raisons, je peux le comprendre. Mais je t’en veux de ne m’avoir rien dit, puisque justement ‘’tu ne t’es pas réveillé un matin’’ pour tout plaquer. Tu y avais réfléchi, tu y avais pensé, et tu ne m’en as rien dit. » Il ne reprit pas tout de suite, prenant le temps de se saisir du verre que le barman venait d’apporter et d’en boire une gorgée. Il espérait qu’Aleksandr pourrait comprendre qu’il se soit senti trahi par ce qui lui apparaissait comme un manque de confiance. Et il espérait qu’il ne lui tiendrait pas rigueur de ce coup de colère qu’il estimait justifié : ce serait trop bête de le perdre à nouveau. « Si je suis ‘’la personne que tu as de plus chère au monde’’, tu aurais dû avoir le cran de venir me dire que tu partais, et non pas me laisser lâchement une lettre comme tu l’as fait ! J’aurais compris. » Il se tourna vers lui, son visage ne trahissait aucune expression, mais son regard en disait long sur ses pensées. Anastas savait tout ce qui avait été dit et colporté sur son ami, il connaissait toutes les rumeurs et toutes les saloperies que la presse avait pu déterrer, il comprenait qu’il en ai eu assez et ai préféré partir. Il comprenait, et il pardonnait. Mais la lettre lui était restée en travers de la gorge.

Anastas écouta silencieusement ce que son ami avait à dire, le regard pensivement rivé sur son verre. Aleksandr peut-être, - sans doute -, raison sur ce point : s’il l’avait su, il l’aurait suivi sans hésiter, sans un regard en arrière. Mais ça n’aurait rien changé à la situation, puisqu’il était venu tout de même. Il ne lui avait fallut qu’une minute pour parvenir à la conclusion qu’il ne pouvait rester en Russie si son meilleur ami ne faisait plus partie de sa vie, quelques jours pour hésiter et réfléchir, et quelques semaines supplémentaires pour empaqueter sa vie et sauter dans un avion. Avec le recul, il lui arrivait d’être effrayé par sa dépendance à leur relation, le fait qu’il puisse renoncer à tout ce qu’il avait toujours connu pour le suivre lui faisait peur, mais il ne regrettait rien. Anastas ne répondit rien et se contenta de lui rendre son sourire avant de prendre une gorgée d’alcool. Il lui dirait, éventuellement, qu’il avait emménagé en ville, mais pas tout de suite. Il préférait le laisser dans l’ignorance encore quelques temps, - bien qu’il ne semblait pas avoir accroché à son histoire de tourisme -, parce que ça n’aurait servi qu’à le faire culpabiliser et ce n’était pas ce qu’il voulait. « Je ne sais pas ce que tu fais, mais moi je sors de ce bar. La chaleur commence à me monter à la tête et je suis en manque de nicotine... » Anastas termina son verre avant de le reposer sur le comptoir et de se lever à la suite de son ami. « Je t’accompagne. » déclara t’il d’un ton plus détendu que précédemment. « Je ne vais pas te laisser t’enfuir maintenant, ce serait trop bête. » Il le laissa payer leurs consommations sans protester, Aleksandr ayant l’air très déterminé à le faire et le suivit à l’extérieur.

Anastas ne fumait pas. Il accordait une importance particulière à sa condition physique et polluer son organisme avec des cochonneries était contraire à son mode de pensée. Et puis il avait, au cours de sa carrière, observé suffisamment de cancers des poumons et de la gorge pour se passer définitivement l’envie de toucher une cigarette. Néanmoins, cette opinion n’appartenait qu’à lui et il tait suffisamment tolérant pour laisser les autres agir comme bon leur semblait autour de lui. Il avait une sainte horreur des personnes tentant d’imposer leur point de vue comme vérité à suivre et ne se serait jamais permit de se comporter de la sorte. Il laissa s’écouler un moment pendant lequel il ne dit rien, se contentant d’apprécier silencieusement la présence de son meilleur ami à côté de lui. D’une certaine manière, c’était comme s’ils ne s’étaient jamais séparés. Anastas ne parvenait pas à être en colère contre lui bien longtemps, le soulagement de l’avoir retrouvé surpassant la rancœur de l’avoir perdu. « Tu m’as manqué. » souffla t’il après un instant, un sourire chaleureux étirant ses lèvres.