| Sujet: [libre] seule avec sa couronne sur le pavé Ven 23 Mar - 15:17 | |
| Juste en face de la discothèque se trouvait le bar El Paso. C'était là où se retrouvaient tous les amateurs du billard, comme notre ami unijambiste, Le Pharaon. C'était à l'El Paso que je l'avais rencontré. Je rattachais désormais toujours cet homme à ce bar. Je l'y voyais passer ses journées, je ne savais même pas comment il les gagnait. Le billard, certainement. Personne ne savait comment il s'appelait vraiment, je crois aussi que tout le monde s'en fiche. Et moi aussi. Il venait vers nous, avec ses deux béquilles, tout sourire. Il avait toujours cette chemise à carreaux rouges et noirs boutonnée jusqu'en haut, son pantalon très serré gris retenu par ses bretelles sombres. Le Pharaon était très mince, et comme son nom l'indique, il venait d'Egypte. Dans un petit patelin au bord du Nil. Il était beau Le Pharaon. Il avait quarante ans passés, mais ses boucles noires, ses fossettes, son regard brillant et ses rides aux coins des yeux le rendaient toujours aussi charmant, voire même plus. Je ne l'ai jamais vu perdre aucune de ses parties de billard. Même avec une seule jambe (je ne savais d'ailleurs pas comment il avait perdu l'autre, mais je n'étais pas assez indiscret pour demander) il restait imbattable.
Il s'installa, me piqua une cigarette, embrassa Marlène et salua Nantas d'une bourrade. Nous avions pour habitude, à chaque fois que nous nous voyions, de s'exclamer avec le plus grand des enthousiasme : « GEORGES ! » Cette habitude datait tant qu'on avait sûrement tous les deux oublié son origine. On prend des cocktails, on fume, on rit, on râle, on parle. Je retrouvais Marlène, Nantas et Le Pharaon tous les vendredi soir. Ils me prenaient en otage pour une soirée, m'obligeant à faire garder mon petit Alexandre. Ils semblaient toujours inquiets pour moi. Ils disaient toujours : « tu t'inquiètes trop pour lui Thomas ! ». Oui, peut-être... je ne sais pas. Je n'ai pas cette impression, je trouve ça normal. En tant que père, c'est normal. En tant que père d'un fils handicapé, c'est normal. Mais je dois bien l'avouer que ces soirées étaient de véritables bouffées d'air frais. Je ne m'en rendais pas compte, mais toujours vivre avec la maladie m'asphixiait peu à peu. La première était une collègue du Guadeloupe. Elle était assez importante, anatomiquement parlant mais adorable avec ses lunettes, ses nattes et son rouge à lèvre. C'était la plus extravertie. Je ne connaissais qu'une seule autre femme avec un caractère aussi explosif. Avant de rencontrer Pebble, je pensais que cette joie de vivre caractéristique chez Marlène était unique. Nantas, lui, était aussi un de mes collègues. Il était silencieux, il ne disait rien. C'est un homme fort timide et étrangement, peu sensible. Mais il avait un sourire doux et il savait rire. J'ai récemment appris qu'il allait bientôt être papa. Et puis il y avait Le Pharaon. Il était, Marlène, celui qui parlait le plus fort. Mais contrairement à moi, eux, ils ne savaient pas parler. Mais je les aime. Quand je m'apprête à parler, moi, le silence se fait et on m'écoute. Encore plus si c'est inepte.
Et donc, j'étais là, à fumer mon cigare en les regardant s'insurger face à la crise et autres déboires du monde. Pendant ce temps-là, une vague de jeunes sortit du dancing d'en face. Ils riaient fort, criaient. Marlène grogna. Elle appréciait peu de voir la jeunesse se dévergonder autant. Elle n'avait pas été habituée à tout cela, Marlène. Le Pharaon la contre-attaquait à chaque fois sur ce sujet et chaque vendredi soir, c'était la même rengaine : ils sont jeunes ! Qu'ils en profitent ! Qu'ils s'amusent ! Que peut-il leur arriver ? Ils étaient tous les deux butés, enfermés dans leur point de vue. Ils ne voulaient pas tenter de voir les choses avec les yeux de l'autre. Personnellement, je n'étais ni pour ni contre, bien que... quand je vois l'état misérable de mon neveu Ambroise après une soirée, je pleurerais bien. Et bien pire durant la soirée. Je me demandais intimement à quel âge Le Pharaon avait perdu sa jambe. Peut-être assez tôt pour que l'envie d'aller en boite persiste, et alors son handicap l'en aurait empêché, l'obligeant à rester frustré. Les boites de nuit exerçaient une force impressionnante sur les jeunes.
Nantas et moi, nous en vîmes justement une en sortir. Les jeunes montsims pouvaient tout se permettre. Peu importe, elles ne passeront pas pour des catins et garderont une certaine classe. Mais, tout était dans la démarche et l'allure bien sûr. Sauf que les montsims savaient comment il fallait marcher naturellement, c'est de naissance. Une caractéristique nationale. Celle qui sortait était ce qui semblerait être une montsims de pure souche. La foulée agile et longue, des jambes interminables et le balancement de hanches qu'il fallait. Je souris en voyant Nantas l'analyser avec précision. Et dire qu'il allait bientôt père. Mais je le connais, il n'est pas méchant, au contraire. C'est un compagnon fidèle. Et puis ce n'est qu'un homme.
Cette jeune brune alors, tituba sur ses grands talons. Elle manqua de tomber mais elle se rattrappa de justesse. Un peu désolés face au déclin, Nantas et moi nous nous regardâmes. Il fallait peut-être l'aider... mais c'était impossible de demander au Pharaon, avec son unique jambe. Marlène, elle, la mépriserait et Nantas était bien trop timide pour oser s'approcher d'une jeune fille bourrée. Je me levais en soupirant, me ralluma un cigare pour la route avant d'écraser l'ancien dans le cendrier et partir vers la pauvre. Elle s'était appuyée contre le mur, son joli corps cambré contre la pierre sombre. Elle semblait désarticulée, un pantin aux longs bras aux fils coupés. J'étais tout près, je n'osais pas trop m'approcher, de peur qu'elle ne tombe. Elle se crispa alors, comme si éclat fugace de douleur lui déchirait le ventre. Sur le pavé, elle rendit tout l'alcool qu'elle avait ingurgité. Je me reculais un peu, légèrement dégouté. C'était triste. Je posais ma grosse main sur son épaule frêle. Les épaules et les clavicules ont toujours été très beaux chez une femme, je trouve. Il y avait quelque chose d'à la fois innocent et sensuel. Mais ce n'était pas les épaules et les clavicules de cette femme-ci qui m'intéressaient. Je sentais dans mon dos, les regards silencieux de mes amis qui nous regardaient, le souffle suspendu.
« Est-ce que ça va aller, mademoiselle ? Vous voulez de l’aide ?» |
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