Sale journée. Il avait perdu un patient, il détestait ça. C'était comme cette journée qui repassait encore et encore. La voiture dans le ravin, son corps recouvert d'un drap noir. Chacun de ses patients qu'il perdait lui rappelait sans cesse sa connerie infinie, la culpabilité à laquelle il rattachait sa vie toute entière. Il les avait tous tué, comme il l'avait tuée elle. A croire qu'il n'était bon qu'à ça, qu'à foutre les gens à la morgue. Il avait quitté l'hôpital tout de suite après avoir parlé à la famille et il en était encore tout retourné. Un homme dans la quarantaine, une femme et trois gosses. Un type bien. Son boulot l'atteignait plus que de raison. Il s'investissait trop, à longueur de temps. Et voilà ce qu'il récoltait, un champs de tombes. Tant pis pour la paperasse, ça pouvait attendre demain. Tout de suite, il avait cruellement besoin d'un verre. Peut-être même deux. Pour évacuer, pour oublier. Et parfois, ça marchait. Pendant quelques temps, il pensait à autre chose. Il se sentait bien. Et incontestablement, les souvenirs finissaient par revenir, les regrets aussi. Au départ, c'était juste pour prendre l'air, mais conscient qu'il ne reviendrait sûrement pas à l'hôpital aujourd'hui, il finit par déambuler dans les rues sans réel but. Comme si l'air frais allait le faire revenir à la raison. Peut-être pas tout à fait inconsciemment, ses pas le menèrent au Verseau, lui qui justement rêvait de quoi le requinquer. Nathaël ne fréquentait pas tellement les bars, il évitait généralement ces endroits bondés au possible, mais il estimait parfois que c'était la meilleure solution, de voir un peu de monde, plutôt que de vider une bouteille seul chez lui. Il ne savait pas tellement pourquoi mais il avait l'impression que ça lui faisait garder les pieds sur terre. Il commanda un whisky au comptoir qu'il avala d'un trait. Puis un deuxième, alors qu'il se contenta de contempler longuement celui-ci comme s'il allait lui indiquer ce qui était le plus judicieux. Quelqu'un s'installa à côté de lui comme s'il s'apprêtait à engager la conversation. Agacé et curieux à la fois, sa tête pivota vers l'inconnu qui s'invitait dans son tête-à-tête avec l'alcool. C'était Clyde, et pour la première fois alors qu'il était à ses côtés, il n'était pas convaincu que la soirée allait s'arranger. « La même chose pour mon voisin. » Il leva la tête vers le serveur quelques secondes puis soupira. Ce n'était pas qu'il ne voulait pas le voir. C'était Clyde, son meilleur ami. Mais les choses étaient si étranges, dernièrement, alors qu'il était pratiquement sur le point de mettre Nathaël en retraite anticipée. Il ne savait simplement plus se comporter quand il était dans les parages. « On se sent d'humeur à sortir, Windsor ? » Nathaël abandonna la distance qu'il était en train d'instaurer entre eux et finit par sourire.

Aussi loin que ses souvenirs remontaient, Nathaël ne se souvenait pas avoir déjà été en froid avec Clyde. Ils s'étaient toujours parfaitement entendus, et pour cause, ils étaient deux exemplaires du même modèle. « Ce n’est pas ton genre d’être dans ce type d’endroit. » C'était vrai, pourtant il n'aimait pas qu'on ne cesse de lui rappeler sa solitude. C'était souvent la remarque qu'on lui faisait, il fallait qu'il sorte un peu plus, qu'il rencontre des gens. A ses yeux, des gens, il en connaissait déjà bien assez. Et s'il arrivait plus ou moins à entretenir de bonnes relations avec eux, il préférait que ça reste ainsi, il ne voulait pas s'embarquer dans quelque chose de compliqué. Il était fatigué de faire des efforts. « Allez, crache le morceau, Harper. Tu peux me raconter, on est amis, non ? » Et c'était ce qu'il y avait de bien avec Clyde. Parfois, les mots n'étaient même pas nécessaires. Nathaël ne savait pas si c'était parce qu'ils avaient fini par se connaître sur le bout des doigts, ou si c'était simplement qu'ils se ressemblaient tellement que son meilleur ami était capable de déceler ses pensées. Pourtant ce soir, Nathaël n'avait pas envie de parler. Les efforts, il avait déjà donné et il voulait qu'on le laisse seul avec sa solitude. Ses mots lui restèrent en travers de la gorge. Amis. Est-ce qu'ils l'étaient encore ? Lui-même n'en était pas certain. Tout ce qu'ils faisaient à présent, c'était garder la face, tâcher de ne pas parler du problème. Mais ça ne le rendait pas moins réel. Non, il était toujours là, comme une épine coincé entre eux deux. Ils n'en parlaient pas pour éviter ce qu'ils redoutaient tous les deux et pourtant il fallait bien que ça sorte. Il fallait bien qu'ils parlent du fait que le meilleur ami de Nathaël s'apprêtait à mettre fin à la carrière de son père, qui avait révolutionné le monde médical, et la sienne aussi, indirectement. Si les médias s'emparaient de l'affaire, son père et lui se retrouveraient sur la touche. « Tu penses toujours qu'on est amis, Clyde ? » Et voilà, c'était exactement ce qu'il espérait éviter. Il regretta instantanément ses mots trop agressifs, et s'adoucit. C'était pour cette raison qu'ils ne parlaient pas des problèmes. Mais au fond, Nathaël voulait savoir. Il avait été trahi par la seule personne personne sur laquelle il pouvait compter, le laissant à ce qu'il avait toujours été. Seul. « J'ai perdu un patient aujourd'hui. » Il détestait cette situation, ne pas savoir comment agir, ne pas savoir quoi dire. Il aurait voulu que rien de toute cette histoire ne se soit produit. Il voulait retrouvé son ami, celui qu'il connaissait, pas l'avocat impitoyable voué à détruire sa carrière. Pourtant, sa confession lui retira un poids des épaules, le soulagea. Oui, peut-être qu'ils étaient encore amis après tout.

Nathaël détestait cette situation. Il détestait avoir à se retenir, éprouver une certaine retenue envers meilleur ami. Il détestait devoir éviter les sujets dangereux comme on évite une mine, il détestait devoir réfléchir aux sujets qu'il allait aborder pour prétendre à une amitié encore soudée. Il ne savait pas ce qui les avait mis dans une pareille situation - ou plutôt si, il le savait, mais encore une fois, mieux valait ne pas aborder le sujet - et il attendait le jour où sa carrière ne serait plus menacée par l'un des meilleurs avocats de New York. « J'en sais rien. A toi de me le dire. » Nathaël sourit amèrement avant d'avaler une nouvelle gorgée de son verre. Ils semblaient dans une impasse. A ce point, il ne savait même plus ce qu'il faudrait faire pour sauver leur amitié. Elle n'était pas complètement perdue, mais pas complètement rétablie non plus. Ils étaient entre les deux, comme ça, comme quand on vous dit "patientez un instant" et qu'on vous met sur attente pendant vingt minutes. Ce n'était pas la réponse qu'il attendait, mais il n'en avait pas de meilleure à fournir. « Des gens meurent tous les jours. C’est comme ça et tu le sais. Tu as fait de ton mieux mais ça ne marche pas à tous les coups. » Il appréciait le geste de son ami. Mais ça ne changeait rien. Ca ne changeait pas leur situation, ça ne le rendait même pas plus à l'aise avec lui-même. « Tu as sans doute raison. » Nathaël haussa les épaules, peu convaincu. Ce qui l'agaçait par-dessus tout c'était d'avoir l'impression de passer tout son temps à s'apitoyer sur son sort. Voulant sortir de cette galère, il dévia maladroitement sur un autre sujet, qui malheureusement, ne le faisait pas se sentir mieux. « Alors, comment va le boulot ? Et comment va Mme Windsor ? » Son sourire s'étira à sa dernière question, quelque peu amusé, dans une tentative désespérée de renouer. Il était plus ou moins au courant de leur situation peu ordinaire et avait hâte de connaître le dénouement de la situation. Il espérait au moins que le sujet occuperait suffisamment les pensées de son meilleur ami pour qu'il oublie de lui raconter sa journée. Pas qu'il ne s'en intéressait pas, mais il n'avait pas la moindre envie de l'entendre parler stratégie afin de gagner l'affaire. Pas quand l'affaire, c'était son père.

« Bof. Pas terrible. On s’est revus, rapidement. Mais rien de nouveau, rien de bien intéressant. » Il ne pouvait pas dire ce qui était différent. Il le savait, évidemment. Cette situation qui les plombait depuis peu, et qui pourtant semblait durer depuis une éternité. Mais quelque chose d'autre s'était envolé. Quelque chose d'indescriptible, une part de complicité qu'ils ne retrouveraient plus même avec tous les efforts du monde. « Et toi ? Les amis, les amours, les emmerdes ? » Ca lui semblait tellement étrange de parler des banalités avec Clyde. Jamais ils n'avaient fait ça. Mais à présent, il ne semblait même plus se souvenir de quoi leurs conversations étaient constituées. C'était comme si leur embarras durait depuis tellement longtemps qu'ils ne savaient plus rien faire d'autre que d'essayer de combler les blancs. « Ca va. Enfin, comme d'habitude quoi. » Et le silence à nouveau. C'est tout ce qu'il pouvait répondre à cette tentative de rattraper le passé. Pire encore, c'est tout ce qu'il avait à lui dire. Quelques semaines plus tôt, ils auraient rit de tout ça, de leurs derniers exploits au travail, de leurs collègues, de leur patron. Mais aujourd'hui, qu'avaient-ils encore à se dire ? Il avait arrêté de chercher les mots justes, les bonnes excuses. Il commençait à croire que ce qui avait été perdu ne pouvait être récupéré. « Je suis désolé. Je veux pas vous couler, toi et ton père, vraiment. » Ils ne pourront pas y échapper, finalement. Nathaël aurait dû le voir venir. Il l'avait cherché, pourtant. Et maintenant, ça trônait au dessus de lui comme un orage prêt à s'abattre sur lui. Nathaël soupire, il n'y a pas grand chose à faire, de toute façon. Il contemple son verre à son tour. « Je sais. » Il le sait, vraiment. Il se doute que rien de tout ça n'est de la faute de Clyde, que ça a sûrement dû lui tomber dessus. Pourtant il ne peut pas s'empêcher de le blâmer. Parce que quelqu'un doit bien être le coupable dans l'histoire. Et même si c'est probablement son père, même si sans lui ils n'en seraient probablement pas là, c'est aujourd'hui sur son ami qu'il rejette la faute. Parce que c'est le seul à être encore là, après tout ce temps, même si Nathaël a de plus en plus de mal à en connaître la raison. « Il le mérite, pourtant. » Même s'il avance ici une évidence, Nathaël évoque peu son père. Rien ne sert de remuer toute la haine qu'il éprouve à son égard, selon lui. « Et s'il tombe, je ne serai pas le seul à tomber avec lui. Mais ça ne devrait pas t'arrêter de bien faire ton boulot, ça ne t'as jamais arrêté. Alors t'en fais pas pour moi et fais ce que tu as à faire. » Il sait qu'il n'en a pas besoin, que Clyde n'a pas à attendre son avis, sa bénédiction. Pourtant il la lui donne quand même. Parce que c'est comme ça, ce sont des choses qui arrivent. Et même quand il pensait en avoir fini avec cet être qu'il avait appris à haïr, son père trouve encore un moyen de l'enterrer un peu plus. C'est sa dernière action. Son coup de grâce.