« Ferme les yeux, compte jusqu'à dix. Et trouve-moi. » Dis-je, les mains posées sur les joues de Jep, un grand sourire scotché aux lèvres. Sur les siennes aussi. Nos yeux pétillaient en nous regardant. Il acquiesça à ma demande de jouer à cache-cache, comme deux gosses frivoles qui ne voyaient pas le temps passer. C'était bientôt l'heure de manger, mais je m'en fichais, nous n'avions plus nos mamans pour nous crier de rentrer. Je m'ennuyais de ce temps-là, mais au moins maintenant, je pouvais jouer avec Jep aussi longtemps que je le voulais. Même si jouer à cache-cache la nuit n'était pas très sécuritaire. Nous pouvions le faire jusqu'au coucher du soleil si nous le voulions. S'il le voulait. Et je savais qu'il aurait voulu jouer à n'importe quel jeu avec moi, parce que nous aimions tellement nous imaginer de nouveaux mondes, oublier tout le reste. Enfin, pour moi, c'était une façon d'oublier ma vie. Pour lui, c'était ça, sa vie. Être gamin toute sa vie. J'aurais aimé avoir le courage de le faire comme il l'avait fait. Maintenant, plus personne ne pouvait le persuader du contraire. Je n'allais même pas essayer. Il semblait si bien, si serein et heureux, dans le monde de Peter Pan. Je voulais qu'il fasse de moi sa Wendy. « Et ne triche pas, hein. » Dis-je alors que je commençais à courir loin de lui, pour trouver un endroit où je serais seule, complètement seul, et que rien ne pourrait me trahir sauf ma respiration haletante. Je trouvai finalement un grand rocher où une fente pleine de toiles d'araignées s'offrait à moi. C'était dégoûtant, mais j'entendais le décompte de Jep approcher le zéro. Je n'avais plus le choix. Mon mince corps rentrait à peine dans l'embouchure de la haute roche. Du coin de l'oeil, j'aperçus Jep entre les branches, là-bas, commencer à chercher. Juste avant de m'enfoncer dans la noirceur, je le vis se diriger vers ici.

Parce qu’elle était la seule. « Ferme les yeux, compte jusqu'à dix. Et trouve-moi. » Ses mains délicatement posées sur mes joues, je la regarde. Regard tendre, regard malicieux. Je remarque le sourire qui flotte sur ses lèvres, elle était si jolie. Je ne réponds pas, je fais un bref signe de la tête. « Et ne triche pas, hein. » Est-ce que j’en étais capable ? Alors que je l’entends s’éloigner, mes yeux se ferment et le décompte commence à résonner. « Un. » Il faisait nuit, j’étais accompagné, je me sentais bien. Billie-Elliot, une femme qui m’était indispensable. « Deux. » Étrange soit-il. « Trois puis quatre. » Je baisse la tête, ouvrant légèrement les yeux. Je ne triche pas, elle pouvait être rassurée. Pourtant, j’en avais envie ; Je voulais la trouver, la rejoindre. En silence, je fais quelques pas. « Six. » Je la cherche du regard avec discrétion de peur qu’elle m’aperçoive. Sept et huit. Deux mots, quelques lettres. « Et dix. » Droite puis gauche. Et si je ne la trouvais pas ? Je fronce les sourcils, cherchant entre les branches. Je l’appelle, elle ne répond pas. Un grand rocher me fait face, j’essaie de l’ignorer, je le contourne. Elle n’est pas loin, je le sens. Ma main effleurant la pierre, je lève la tête. J’écoute ; Respiration haletante, premier souffle de la nuit. Faux, mauvaise réponse. « Billie, je sais que tu es là. » Tout sourire, je la distingue dans l’obscurité inquiétante. Penchant la tête sur le côté, j’essaie de m’emparer de son poignet. Bingo. « As-tu trouvé bonne compagnie au milieu de ces araignées ? » Je l’attire vers moi, mes doigts passant dans ses cheveux. « J’aurai eu peur, moi. »

J'attendais, seule dans le noir. Je ne le voyais plus. J'étais laissée à moi-même et déjà je sentais le vide qu'il laissait dans ma vie. Au fil du temps, nos jeux étaient devenus mon oxygène. Sans Jep, j'allais me perdre. Il me montrait le chemin dans ce labyrinthe qu'était ma vie. Sans même s'en rendre compte, il était la lumière qui me guidait au travers des brumes. Je fermai les yeux un moment, pour oublier l'endroit où je me trouvais, et les créatures qui grimpaient sur moi. Je fermai les yeux pour me rappeler qu'il était en train de chercher dans toutes les cachettes possibles de la forêt dans le seul but de me retrouver, moi. Je souris en entendant le son de sa voix, si proche de moi. « Billie, je sais que tu es là. » Bien sûr qu'il le savait. Nous étions tellement connectés, il aurait pu sentir ma présence à n'importe quelle distance. Et le contraire était tout aussi vrai. J'ouvrai les yeux alors que je sentis la main de Jep se refermer sur mon poignet. Je le laissai m'attirer vers lui, sans démontrer de force. « As-tu trouvé bonne compagnie au milieu de ces araignées ? J’aurai eu peur, moi. » Mon sourire ne s'effaçait plus. Il était mince, mais sincère. « Je savais que tu me trouverais rapidement. » Dis-je, les yeux baissés vers le sol. Je les relevai lentement vers lui, pour plonger mon regard dans le sien. « Tu gagnes toujours, à ces jeux-là. » Oui, il gagnait tout le temps, parce qu'en plus de me trouver à tout coup, moi je me sentais quand même aussi seule à la fin. Parce que j'avais l'impression que mon âme soeur était emprisonnée dans le corps d'un enfant.

Jusqu’à dix. Le décompte commence, je la cherche. En peu de temps, j’en étais presque ravi. Entre les branches, sous les arbres, dans les buissons. Cachée au milieu de répugnantes bêtes, je la délivre. Tel un prince pour sa bien-aimée. Épisode magique. Je l‘attire vers moi, cette jolie fille, mes doigts passent dans ses cheveux doux. « Je savais que tu me trouverais rapidement. » Un court silence, mon visage restant toujours aussi proche du sien. Je remarque son regard plongeant dans le mien, sensation parfaite. « Tu gagnes toujours à ces jeux-là. » Je penche la tête sur le côté, un sourire se dessinant sur mes lèvres. « Comment peux-tu en être aussi sûre ? » C’était à mon tour de baisser les yeux. Je n’étais pas gêné, je cherchais mes mots. « Billie, pourquoi es-tu si différente ? » Oui, elle l’était. J’avais peut-être beau me répéter mais elle restait la seule ; la seule à me comprendre, la seule à être sincère. Je ne pouvais pas oublier le sourire sur son visage ou encore, les étoiles dans ses yeux clairs. Ma main vient chercher la sienne, mes doigts entrelaçant les siens. Je ne veux pas rester près de cette pierre, allons-nous-en. Pas très loin, je le promettais. À quelques pas, la lune éclairait une étendue d’herbe. Une dernière question, la toute dernière. « Pourquoi ? » Elle n’était pas de ces sorcières moqueuses, de ces êtres irrespectueux. Non, Billie, c’était pas ça. Elle valait bien plus.

Mes yeux contemplaient encore les siens. J’étais submergée par un torrent de papillons qui battaient des ailes dans mon cœur. Ça me faisait mal, parce que je ne pouvais pas les laisser partir. Je devais les garder bien en moi, profondément, pour que personne ne les voie. La bouche fermée, constamment, de peur de révéler ce que je ressentais. De peur de tout casser. De tout gâcher. « Comment peux-tu en être aussi sûre ? » Il baissa les yeux et tout de suite, mon regard chercha le sien, comme s’il se sentait perdu sans le sien. « Parce que c’est comme ça que je me sens. » Dis-je en haussant les épaules, les yeux regardant un moment les nuages, comme pour ne pas qu’il remarque cette lueur qui venait de changer dans mes yeux. Cette lueur qui prouvait que je n’étais pas indifférente. Que je n’étais pas complètement une gamine, je n’étais pas un enfant. Je n’étais pas comme lui. « Billie, pourquoi es-tu si différente ? » Je ne savais quoi répondre à cela. Je ne savais comment l’interpréter. Je fronçai légèrement les sourcils, le regardant. Dans le silence et la noirceur, sa main vint trouver la mienne, et nos doigts s’enlacèrent. Il me tira un peu plus loin, là où le clair de lune transperçait les arbres. « Pourquoi ? » Je pris également son autre main dans la mienne et le regardai droit dans les yeux, debout sous la lune. « Parce que tu me fais sentir différente. » Je ne fuyais pas son regard, pas cette fois. Nous ne jouions plus à cache-cache. « Quand je me regarde dans tes yeux, j’ai l’impression d’être différente de ce que les autres voient en moi. Tu me vois différemment. Pourquoi ? » À mon tour de vouloir comprendre.

« Comment puis-je te répondre ? » Je savais qu’il ne pourrait pas. Je venais de dépasser des limites que je m’étais imposées avec Jep. Ne jamais poser de questions sans réponse. Parce que je savais qu’il ne les comprendrait même pas, alors pourquoi espérer avoir une réponse ? J’haussai les épaules, comme pour lui montrer qu’il n’avait justement pas besoin de me répondre. Que c’était une discussion d’adultes ; que ce n’était pas nous. Alors qu’il souriait en regardant nos mains enlacées, il déclara : « Peut-être que contrairement à certains, je t’apprécie davantage. » Il eut peut-être un cri intérieur, mais moi, ce fut comme si on me déchirait le cœur cruellement. En mille morceaux. Comme si on me tuait à petit feu ; encore plus lorsqu’il lâcha mes mains pour venir les cacher derrière ses dos. Mes mains ne savaient plus où se mettre, comme si elles avaient été créées pour être dans celles de Jep et nulle part ailleurs. « J’aimerais pouvoir le croire. » J’aurais aimé pouvoir interpréter ses paroles comme je voulais les entendre. Mais Jep demeurait Jep, je l’aimais ainsi, et c’était ça, la triste réalité. « Tu es la seule à me comprendre, tu es la seule qui ne me juge pas pour ce que je suis. Mais, que suis-je vraiment ? » Je sentis l’insistance sur la question. Comme si c’était la vie ou la mort. Il me suppliait de lui répondre. Je fronçai les sourcils de tristesse. Oui, j’étais triste à ce moment précis. « Tu es la personne la plus extraordinaire que je connaisse, Jep. N’en doute jamais. » Il leva ses beaux yeux vers moi. « Est-ce que c’est ça, Billie ? Avoir des sentiments pour quelqu’un ? Mon cœur bat très vite, j’en ai presque mal au ventre. » Mon cœur bondit dans ma poitrine. J’eus un mouvement de recul. Mes yeux s’emplirent de larmes. « Oh non Jep … il … il ne faut pas. Tu ne mérites pas que je te condamne à ce monde. » J’allai m’asseoir à ses côtés. C’était si douloureux de le protéger de moi-même alors que tout ce que je voulais, c’était lui. « Je suis tellement désolée. »

Pourquoi me le demandait-elle, dans ce cas ? Je baisse les yeux, déçu ; J’étais déçu de ne pas pouvoir lui répondre, de ne pas trouver les bons mots, d’être rester un enfant devant ce sentiment si fragile, si nouveau. Et finalement, la voyant hausser les épaules, je pose mon regard sur nos mains enlacées. Je souris, je lui avoue que je l’appréciais plus que certaines personnes pouvaient l‘aimer. Je ne savais pas ce que cela voulait dire et pourtant, j’en étais sûr. Sûr mais incapable de le montrer. Je cache mes mains dans mon dos, j’avais mal à l’intérieur. Ici, au niveau de mon cœur. Je le sentais vite, presque essoufflé de cette soirée. « J’aimerais pouvoir te croire. » Elle avait vu juste, elle avait remarqué mes lacunes, mes misérables difficultés. Mais, je continue. Je continue à lui dire qu’elle était la seule à me comprendre, à se comporter ainsi, à respecter la personne que j’étais. Une question, la dernière. Qu’est-ce que j’étais ? Cet homme-enfant, tout simplement ? « Tu es la personne la plus extraordinaire que je connaisse. N’en doute jamais. » Je lève mes yeux vers elle, je me devais de lui demander pourquoi. Être un enfant, est-ce que c’était merveilleux ? L’âge ne répondait pas à toutes nos questions, ce n’était qu’un nombre. Un soupir se faire entendre et je m’installe sur l’herbe humide. Et je lui demande, première fois depuis une trentaine d’années. Avoir des sentiments envers quelqu’un, qu’est-ce que cela faisait ? Je pouvais apercevoir sa surprise dans ses yeux, tête baissée. « Oh non Jep … il … il ne faut pas. Tu ne mérites pas que je te condamne à ce monde. » Et, je pouvais entendre ses pleurs dans sa voix. Je me tourne vers elle, elle était à mes côtés. Mes bras passent autour de ses épaules, je la serre fort contre moi. J’écoute son pardon au creux de mon oreille, je m’enivre d’elle. Restant ainsi, il était temps que je prenne la parole. « Pourquoi me condamnerais-tu ? Ne suis-je donc pas supposé voir autre chose, découvrir ce qu’est la tendresse ou encore, l’amour pour une personne ? » Je me dégage lentement d’elle, mon visage est relativement proche du sien. Je plonge mon regard dans le sien, m’approche de plus en plus. J’entendais son souffle se mélanger au mien. Mes lèvres frôlent délicatement les siennes, je baisse les yeux. Mes doigts jouent dans sa nuque, la touchant du bout des doigts. « Est-ce que ça fait mal, Billie ? »

Être un enfant était la plus belle chose du monde. Si je pouvais retourner à ce stade de ma vie, je le ferais, sans hésiter. Être adulte n'était pas comme un enfant le percevait. Bien sûr, il y avait certains avantages : le pouvoir d'achat, le sexe, l'alcool, la liberté par rapport à nos parents. Cependant tous ces avantages venaient avec bien plus de conséquences qu'on ne le pensait. Le souci de l'argent, les relations amoureuses bien trop compliquées, le manque de temps, la perte de points d'orientation quand les parents ne nous tiennent plus par la main. Avec le boulot, l'appartement à entretenir, je n'avais parfois même pas le temps de m'amuser. C'est pourquoi, lorsque je le faisais, c'était le moment qui me faisait revivre. Un enfant, c'est innocent, c'est rêveur, naïf, joueur. Jep était tout ça. Il ne connaissait pas l'amour, ne connaissait probablement pas le sexe - c'était une théorie que j'avançais - et ne connaissait pas ce que c'est que de ne pas toujours pouvoir rire. Je ne comprenais pas comment il avait fait. Comment avait-il fait pour vivre en marge de la société ainsi ? Après tout, il était trentenaire, il devait avoir certaines lourdes responsabilités. Comment les gérait-il avec son coeur d'enfant ? Je ne comprendrais jamais. Mais je voulais être comme lui. Et pas lui comme moi. Malheureusement, je l'attirais dans mon monde inconsciemment. « Pourquoi me condamnerais-tu ? Ne suis-je donc pas supposé voir autre chose, découvrir ce qu’est la tendresse ou encore, l’amour pour une personne ? » Je souris. Bien sûr, l'amour était merveilleux, à un certain degré. Jep devait le vivre au moins une fois. Mais il en souffrirait, et ça, je ne le supportais pas. « Oui, bien sûr. Bien sûr Jep. L'amour, c'est un beau sentiment. Tu ne peux pas partir d'ici sans l'avoir vécu. Mais ... mais cela voudrait dire que tu ne serais plus totalement un enfant, Jep ... Et c'est là que ça commence à faire mal. » Dis-je en levant les yeux vers lui, triste. Il enleva son bras d'autour de moi et il me regarda dans les yeux. Nos visages étaient plus proches que jamais. J'avais chaud, mes muscles étaient tendus, mon coeur s'animait. Le jeune homme approcha son visage de plus en plus, nos souffles se mêlaient l'un à l'autre, et je fermai les yeux lorsque nos lèvres s'effleurèrent. Elles ne se touchèrent jamais complètement, je ne l'embrassai pas, et le sentiment était encore plus intense. Ses doigts chatouillaient ma nuque. J'avais les larmes aux yeux. « Est-ce que ça fait mal, Billie ? » Une larme roula le long de ma joue. « Ça fait mal, mais ça fait tellement de bien en même temps ... » Je passai une main dans ses cheveux puis elle vint terminer sa course sur le torse du jeune homme. Nos nez s'effleuraient aussi. C'était douloureux. Mais j'étais tellement bien.