J’avais souvent l’impression de passer ma vie au boulot. Particulièrement aujourd’hui. Je m’y étais rendue tôt le matin pour ranger un peu la salle, faire le ménage. Une fois par semaine, nous alternions les rôles pour que tout le monde y passe. Bon, c’était quelques heures en plus, mais c’était une jolie prime à la fin du mois. Et puis, c’était toujours mieux que d’engager une personne à plein-temps, chose que le propriétaire pouvait à peine s’offrir ces temps-ci. Alors depuis ce matin, j’étais occupée à ranger des chaises, passer le balai sous les tables, rapprovisionner le comptoir et les placards, récurer chaque parcelle de poussière, faire la vaisselle et j’en passe. Pas franchement très attrayant. Je n’avais qu’une envie, rentrer chez moi et me faufiler sous la couette, peut-être boire toute boisson qui pourrait m’endormir et attendre le sommeil. Pourtant, j’avais encore toute ma journée devant moi : je ne prenais mon service qu’à seize heures et j’en avais jusqu’à la fin de la soirée. Oui, je détestais très franchement quand c’était mon tour. J’aurais bien échangé avec Quentin, mais cet abruti n’en fait toujours qu’à sa tête et m’aurait probablement demandé des faveurs jusqu’à la fin de ses jours : autant me débrouiller moi-même.

Finalement, la journée n’avait pas été si longue que ça. Bien sûr, elle n’avait pas été de tout repos, mais Quentin avait enfin prit son service et je restais la plupart de la soirée à l’arrière, à nettoyer les derniers verres, servant de rares fois les clients tandis que mon équipier s’occupait de la majeure partie du travail. Que ça lui fasse les pieds. Un coup d’œil à la pendule pour me rappeler qu’il ne me restait plus longtemps à tenir. « Bonjour ! J'aimerais un bloody mary sil vous plait. » Je jette un bref regard vers lui. Pourquoi c’est à moi qu’il demande ? Les mains dans les torchons, j’ai pourtant l’air assez inapte à servir qui que ce soit. Ah, mais je me souviens. C’est ce mec d’hier soir, celui qui sauve le monde et qui s’attend à ce qu’en retour, le monde soit à ses pieds. Eh bien devine quoi coco, moi aussi je sauve le monde. D’une manière différente, mais le principe est le même. Et moi, je ne récolte pas des millions pour avoir servi le cocktail le plus difficile de notre carte. « Et aussi vous présenter des excuses. » Je soupire doucement. Finalement, je pose mes torchons et je lui sers sa boisson. Je n’ai pas l’intention de me montrer aimable envers lui. « Ca fera cinq dollars cinquante. » Tandis que j’encaisse l’argent, je lève une nouvelle fois les yeux vers lui, et après tout, je cède. Je prends d’une voix plus calme, plus douce aussi. « Alors, qu’est-ce que ça donne, ces excuses ? »

Bon, d'accord, j'avais peut-être l'air de profiter de la situation, à lui demander des excuses, mais il fallait avouer que j'aimais plutôt ça. Je ne voulais pas non plus avoir l'air d'être la fille choquée à l'idée que l'on puisse tenter sur elle la moindre approche, mais je ne voulais pas non plus être vue comme le stéréotype de la barmaid à moitié à poil qui veut se faire tout le monde, et que tout le monde a envie de se faire. Mais c'est vrai, qu'après réflexion, à vraiment bien le regarder comme ça, la tête au calme et la colère en moins, il n'avait pas tant l'air d'un connard. Evidemment, il était pour moi un parfait inconnu mais je ne sais pas, s'il regrettait sa façon d'agir au point de venir s'excuser, c'est que tout n'était peut-être pas encore perdu chez lui. « Pour diverses raisons je n'étais pas dans mon humeur normal, et j'ai agis comme ... un con ! C'était vraiment malvenu et je regrette beaucoup. » J'hochais la tête doucement, finalement j'abandonne l'idée de me montrer froide avec lui. Au final, je relève la tête vers lui et glisse en souriant doucement « C'est oublié. » Il semble soulagé. Je pouvais comprendre que l'on puisse passer une mauvaise journée. « Au moins, vous n'êtes pas de ces gars qui tentent quelque chose avec vous puis qui estiment avoir trop d'amour propre pour venir s'excuser une fois qu'on les a envoyé chier. » Je tente un sourire blagueur pour détendre l'atmosphère, après tout je peux bien rester quelques minutes à papoter en terminant d'essuyer la vaisselle, le bar n'est pas vraiment bondé aujourd'hui. A vrai dire, il est même plutôt vide, ce qui est étonnant mais pas tellement pendant la semaine. Je jette un coup d'oeil aux alentours, puis je me tourne à nouveau vers lui. « Je m'appelle Jaizlynn. »

Finalement, ce n'était pas si horrible que ça. Après la petite altercation d'hier, je pensais que la conversation d'aujourd'hui allait être invivable, et pourtant ce n'était pas le cas. Je me demandais même si je ne commençais pas à éprouver de la sympathie pour ce type. Bon, c'était quand même un bien grand mot après les trois mots que nous venions d'échanger, mais soudain, il n'avait plus l'air de ce monstre à l'égo surdimensionné et prétentieux. Comme s'il était devenu quelqu'un d'autre. Je sais, c'est ridicule, c'était seulement l'impression que j'avais. « Détrompez-vous, avant j'étais comme ça. Le changement a du bon. » Finalement, l’atmosphère était même plutôt détendue. Sa remarque me dit doucement sourire : je ne pouvais pas être plus d'accord avec lui. « Je veux bien le croire. » J’acquiesçai de la tête. Finalement, après les présentations d'usage, il n'y avait toujours pas d'autres clients à servir et moi, je terminai d'essuyer la vaisselle. Cependant, rien ne m'empêchait de discuter quelques minutes avec lui, sauf si bien sûr je le dérangeais. Dans ce cas, je pense qu'il me l'aurait déjà dit. Et puis après tout, c'était lui qui était venu s'excuser, pas moi. En le regardant prendre une gorgée de son verre, je fis le lien avec sa profession. Puis finalement, je me lançais. « Dites, vous n'êtes pas de garde au moins ? Je n'ai pas envie d'être celle qui vous empêche de sauver une vie... » Après tout, les chirurgiens ne pouvaient pas être rappelés à l'hôpital quand ils avaient une urgence ? S'il avait de l'alcool dans le sang, je ne pense pas qu'on puisse le laisser opérer. Et savoir qu'une personne risquait de mourir parce que j'avais servi un verre à cet homme... Pfiou, je me sentais mal tout d'un coup.