Figée en plein milieu de la rue, mes yeux fixaient encore cet appartement empli de souvenirs, de sourires mais aussi de douleurs et de larmes. Des larmes puissantes qui surpassaient sans nul doute celle qui coulait à l'heure actuelle le long de ma joue pâle. Bagages en bout de bras, il fallait que je détourne le regard, que je m'en aille pour de bon, que j'ose fuir, partir. Vivre enfin. Je ne pouvais plus rester prisonnière de cette vie qui m'affaiblissait jour après jour... Tournant les talons, je jetais alors un dernier coup d’œil sur cette fenêtre, avant d'interpeller un taxi. Je savais que je faisais le bon choix, il ne pouvait pas en être autrement. Rapidement installée sur la banquette arrière de ce véhicule plus ou moins confortable, j'observais le paysage défiler, laissant passer en mon esprit ce passé désagréable que je voulais oublier:

« Ehren ça suffit maintenant. T'as assez bu comme ça, on rentre maintenant. » M’emparant du verre qu'il tenait en main pour en renverser le contenu sur le sol du bar, je tentais en vain de le résonner. Il avait toujours eu une certaine addiction pour l'alcool mais j'avais longtemps fermé les yeux sur ce défaut qui, selon moi, était masqué derrière de nombreuses qualités. « Mais ma pauvre fille, tu fais quoi là ?! T'es pas bien, sérieusement... Puis t'es pas ma mère d’abord, je fais ce que je veux. Et ce que je veux, c'est un autre verre. » Lâchant un soupire inattendu, je regardais alors le serveur, lui faisant comprendre que mon cher et tendre avait déjà trop bu et qu'il ne fallait surtout pas céder à ses caprices. Je fréquentais Ehren depuis plus d'un an, je le connaissais donc suffisamment pour savoir comment agir dans de telles situations. Je savais rester calme, attentive et prudente. Je savais généralement trouver les mots et je pensais que ce soir là encore, tout aller finir par rentrer dans l'ordre. Je ne m'attendais surement pas à ce que tout dérape et que notre relation prenne, en ce jour, un tout nouveau tournant. Alors que je tentais de le convaincre de me suivre jusqu'à notre appartement, il s’est soudainement levé de son tabouret avant de s'emporter en portant un coup à mon visage. « Tu me lâches maintenant. Tu me fous la paix tu comprends ? Je rentrerais quand je voudrais. » Sous le regard des clients, et encore choquée par cette violence soudaine, je le regardait, incompréhensive, avant de finir par quitter le bar, comme il semblait tant le vouloir.

Ce soir là, j'avais étais naïve. Naïve de lui faire encore confiance, naïve de croire encore en nous, de nous laisser une autre chance. J'étais sans doute trop amoureuse pour voir la vérité, trop faible pour l'abandonner. Il était rentré en pleine nuit sans même s'excuser, sans même prononcer un seul mot à mon égard. Il avait repris le cours de notre histoire là où elle s'était arrêté avant l'incident. Comme si rien ne s'était passé, comme s'il avait simplement tout oublié de la colère qui s'était quelques heures plus tôt emparée de lui. Moi-même, j'avais fini par fermer les yeux sur cet épisode sans savoir que je faisais là, la plus belle erreur qui soit. Depuis ce fameux jour, il était devenu un autre homme. J'étais incapable de retrouver sa bonne humeur quotidienne, ses sourires malins et ses bras rassurants. Je faisais désormais face à une épave qui ne cessait de sombrer encore plus. Il se renfermait sur lui, s'installant dans un vulgaire mutisme et m'ignorant chaque fois un peu plus. Le son de sa voix ne me parvenait que quand l'alcool commençait à faire son effet. Une voix là encore inhabituelle. Des mots crus, forts, violents... J'avais au fond de moi cette envie de faire un pas vers lui, de l'aider à remonter à la pente. Je voulais retrouver l'homme que j'avais aimé. Cependant, à chaque fois que je voulais lui apporter mon soutien, la colère s'emparait de nouveau de son être. En six mois, et c'est le temps qu'il m'aura fallu pour oser quitter notre domicile, il aura osé lever la main sur moi plus d'une fois, laissant alors sur mon corps des ecchymoses qui me rappelaient chaque fois un peu plus l'homme qu'il était devenu, laissant en mon esprit une peur constante que je devais surmonter. Aujourd'hui même, j'étais prête à prendre mon envol. M'éloigner de cet homme que je ne connaissais plus, m'éloigner de cette existence pesante et alarmante. Pas un mot, pas une lettre. Je ne lui avais rien laissé si ce n'est la surprise de découvrir un appartement vide de toute présence féminine. A l'heure actuelle, je tournais une page de ma vie, mieux encore, je la déchirais, déterminée à avancer enfin, loin de cette violence et de cette emprise qu'il exerçait sur moi. Un renouveau attendu et longuement espéré qui, j'en suis convaincue, signe là, le retour du bonheur.