J'ai l'impression de passer ma vie à faire les courses. Je fais les courses le vendredi et le mercredi y a déjà plus rien dans le frigo. C'est comme si je passais ma vie dans les supermarché, à faire les courses, ma vie est tellement palpitante. Le pire c'est que les courses ça coûte cher et qu'à chaque fois tu sors avec 50 ou 100 € de courses et tu fais ça toutes les semaines, toutes les semaines tu déprimes en attendant la salope de caissière (oui parce que ce moment-là tu la détestes la caissière) te dire le prix que tu dois payer. Tu fais semblant de discuter tranquillement avec elle, tu parles du temps pourri, mais en fait t'as juste envie de te barrer sans payer. Mais tu le fais pas parce que t'as trop peur de te faire chopper et de finir en prison. En plus ça te donnerait trop mauvaise conscience de voler, en tous cas moi c'est le sentiment que je ressentirais. Je les trouve courageux les gens qui volent, faut pas être une tapette pour faire ça. Je prends mes sacs et je sors du supermarché pour aller à la voiture. Il fait super froid dehors et je me dépêche de ranger tout ça dans le coffre pour me réchauffer dans la voiture. Je fais le trajet jusqu'à l'appart machinalement, sans réfléchir et c'est en arrivant que je me dis : woh, je suis déjà là. Parfois je me dis que je pourrais avoir un accident je m'en rendrais même pas compte, c'est assez flippant, mais pour l'instant je m'en fous un peu, j'ai juste envie de rentrer me poser bien au chaud devant le canapé. Je monte les marches à toute vitesse, manquant plusieurs fois de me fracasser les dents sur une marche. En entrant dans l'appart je vois Brandie, ma coloc, sauter sur son chevalet et faire quelques traits au crayon à papier sur une toile. Je sais bien qu'elle n'est pas vraiment peintre, enfin, je me suis rendu compte y a pas longtemps quand j'ai remarqué que dans sa chambre il n'y avait aucune peinture qui était finie. Et je l'ai aussi remarqué quand j'ai vu qu'elle repoussait toujours le moment où elle devait me payer sa part du loyer. Je sais tout ça, mais bizarrement je dis rien parce que ... parce que je l'aime et puis je sais pas peut-être qu'un jour elle fera un chef-d'oeuvre, ou peut-être qu'elle gagnera aux jeux à gratter. Oui, parce que Brandie adore acheter des jeux à gratter, elle perd pas espoir, malgré la centaine de tickets perdants qu'il y a dans la poubelle. Mais c'est pas grave, je la trouve marrante, on va finir fauchées et on vivra dans la rue, mais elle est sympa, alors pour l'instant je dis rien. On verra plus tard. Je tourne les yeux vers la toile puis vers elle, elle a presque l'air concentré. Belle peinture ! lui dis-je en rangeant les courses dans les placards.

Rouge. Bleu. Ou vert pomme. Grand dilemme de ma journée. C’est dans un choix aussi futile que celui-ci que j’ai néanmoins l’impression d’avoir tous le poids du monde sur mes épaules. Rouge. Bleu. Ou vert pomme. Grande hésitation. Et si je faisais le mauvais choix ? Vous ne vous rendez absolument pas compte combien choisir sa couleur de vernis à ongle peut être difficile pour moi, surtout là. Aurais-je assez de dissolvant, si jamais je me rends compte que je n’ai pas fait le bon choix ? Aucune réponse à cette question. Vraiment. Je prends une grande respiration, signe que mon choix est fait. Ce sera le bleu. J’attrape le pot de vernis à ongle bleu alors que les deux autres pots semblent me crier : pitié, prends-nous, le bleu, c’est un traitre, il n’est pas résistant !
Oui, j’ai tendance à prendre le moindre fait de ma vie comme une scène d’un film américain. D’action, le film, s’il-vous-plait. Je jette un dernier regard aux deux autres pots de vernis à ongles, voulant leur faire comprendre qu’ils y passeront la fois d’après. J’ouvre le pot. L’odeur exécrable arrive à mes narines. Je plisse les yeux, me concentre. Objectif ? Ne pas dépasser de l’ongle. Yes I can. Puis, une dernière hésitation. Et pourquoi pas le rouge ? Hein ? Soudain, j’entends des pas. Quelqu’un monte les escaliers de l’immeuble à toute allure, et, vu le bruit des talons, il s’agit très certainement d’une femme. Ou d’un travesti, je vous l’accorde. Je jette un regard affolé à l’horloge de l’appartement. Onze heures quarante-six. Merde, merde, merde. J’ai rien foutu de ma matinée, ma colocataire doit certainement arriver. Je referme le pot de vernis et l’envoie balader quelque part, sans trop regarder où, et me jette sur ma toile totalement vierge. Peinture. Le premier machin qui me tombe sur la main, je l’ouvre et l’éclate contre la toile. Chouette, une tache jaunâtre. On va dire que c’est de l’art. Je plisse les yeux, prenant ma pose du « putain que je suis trop concentrée à faire une œuvre d’art ! » alors que je me moque totalement de ce que je fais. Soyons claires : j’aime peintre. Depuis toute petite, et je me débrouille généralement pas trop, trop mal. Mais travailler ? Peintre pour gagner de l’argent ? J’en suis incapable. Premièrement, parce que ça devient moins drôle de peintre quand c’est sérieux. Donc, j’abandonne souvent. Et deuxièmement, j’arrive jamais à terminer une maudite toile. En résumé, mes tableaux ressemblent plutôt à des croutes inachevées.
En effet, donc, ma colocataire, Giulieta, entre dans l’appartement. Son appartement, en fait. Belle peinture, qu’elle me lance. Sourire en coin. OUI, une tâche jaune sur une toile, c’est magnifiquement beau. « Non mais ouais, j’y suis depuis au moins deux heures là, tu vois, c’est vachement profond, la tâche, là. » Rire. C’est généralement le discours que j’ai pu voir des peintres dans des films, quand ils font des trucs nazes. « T’as besoin d’aide peut-être, pour les courses ? » Je suis serviable. Parfois. C’est surtout que j’ai un peu mauvaise conscience de lui dire sans arrêt : « oui, oui, le loyer, demain, t’inquiètes pas » alors que je sais pertinemment que je ne peux pas le lui donner, et ça ne changera pas. Flemme, dirons-nous.

La belle peinture dont je parlais était en fait une tâche jaune, une simple tâche jaune sur une toile blanche. Non mais ouais, j'y suis depuis au moins deux heures là, tu vois, c'est vachement profond, la tâche, là. J'aurais presque cru entendre un de ces peintres qu'on voit dans les émissions la nuit où il n'y que des fana de littérature, de philosophie ou ce genre de choses. Le genre d'émissions que seuls les insomniaques regardent. Ces émissions c'est un peu comme chasse et pêche, personne ne regarde, mais tout le monde connait, parce que tout le monde a déjà eu du mal à dormir au moins une fois dans sa vie. Ou a déjà été bourré au moins une fois dans sa vie. Hum ... je comprends tout à fait. Je regardais alors la tâche en ayant l'air de plancher sur un exercice de math niveau bac +12 puis me mis à rire en continuant de ranger les courses et en me rendant compte que j'avais rangé le dentifrice dans le frigo. Ce genre de truc m'arrive souvent, quand je suis dans la cuisine je fais toute sorte de choses bizarres du genre mettre les cuillères dans la poubelle ou ranger le sopalin dans la boite à pain. Je crois que cette pièce à une influence néfaste. T'as besoin d'aide peut-être, pour les courses ? Brandie n'est peut-être pas douée pour ramener de l'argent à la maison, mais au moins elle n'est pas désagréable à vivre et n'est pas du genre à me laisser tout faire toute seule, c'est déjà ça. Non, ça va aller, j'ai plus grand-chose à ranger. Et puis je voudrais pas te déranger en pleine ... profondeur. Je rangeais le dernier paquet de pâtes dans un placard et me dirigeais vers la télé, m'affalant comme un sac sur le canapé. Il aurait plutôt fallu que je bosse ou que je range tout ce que Brandie et moi laissons traîner par terre, mais pour tout dire j'ai la grosse flemme. De toute façon pour maintenant, c'est le bordel, c'est le bordel hein. Il faut dire qu'on est toutes les deux pas mal flemmardes et le rangement c'est pas trop notre truc. On a souvent du mal à retrouver le programme télé, mais c'est pas si grave. Ça te dérange si je mets un DVD ? J'étais déjà en train de mettre le DVD dans le lecteur quand je lui ai posé cette question et donc elle ne sert un peu rien, mais je préfère être polie et puis ... ça m'étonnerais qu'elle dise non. Quoi que ... Il y a deux parties sur l'étagère des DVD, la mienne, où il n'y a que des films d'amour, et celle de Brandie, où il n'y a que des films d'horreur. Autant vous dire qu'on ne regarde pas souvent de films ensemble.

« Hum ... je comprends tout à fait. » Au final, je me dis que j’aurai du choisir écrivaine, comme métier. Faux métier. Métier quand même. Bref. Au moins, j’aurai pu ne rien foutre et me justifier par un « ah mais je te fais pas lire, j’ai honte. » Ça aurait sans doute été plus crédible. Je jette un coup d’œil à ma colocataire, qui sort le dentifrice du frigo. Je commence sérieusement à me poser des questions. Si, jusqu’à présent, j’ai pu vivre avec elle sans aucune difficulté visible, et qu’elle me semblait tout à fait normal, je me suis peut-être trompée. Non parce que ranger du dentifrice dans le frigo, c’est louche quand même. Je souris, soulagée quand elle me dit qu’elle n’a pas besoin de moi pour ranger. Vous savez, ça, c’est le genre de question qu’on sort histoire d’être polie, mais on espère sincèrement que la réponse sera négative.
« Ça te dérange si je mets un DVD ? » Pitié, pitié, pitié, tout sauf un truc niais d’amour vachement ridicule. C’est le genre de film qui me dépasse totalement, les « oh, Bradley, je t’aime ! » « oh, Brooke, je t’aime aussi, mais je dois t’avouer que j’ai couché avec ta sœur ! » « oh mon dieu ! » bref. Tout est tellement prévisible dans ce genre de truc. Avouez que, dès les cinq premières minures du film, on sait directement qui va finir avec qui. Ou qui va se faire qui, aussi. Mais bon. C’est une raison carrément valable pour laisser tomber les pinceaux, et je m’affale donc à mon tour à côté de Giu. Au fond, je crois qu’on s’est bien trouvées. Plus que flemmardes toutes les deux. Et puis, elle est cool Giulieta. Même si je trouve son prénom un petit peu bizarre. Enfin, c’est pas comme si j’avais faire la compliquée non plus, parce que si elle décide de me foutre à la porte, je me retrouve à la rue, en fait. Sauf si je vague de lits en lits d’inconnu. Mais ce serait un peu glauque quand même. Je crois que je préférerais encore mieux crécher dans un rue, en fait. « T’as mis quoi ? » Pitié, pitié, pitié. « Eeh, t’as pas acheté du pop-corn ? » A force de manger n’importe quoi, je finirais grosse truie, j’en suis persuadée. Mais je crois que j’ai encore un minimum de marge. « Ou genre de la crème glacée. A la noix de coco ? » Y’a des gens louches accroc à la drogue, tout ça. Moi je suis accroc à la noix de coco. Addiction beaucoup plus sage, hein.

Apparemment ça ne la dérangeait pas que je mette un DVD puisqu'elle vint s'affaler à côté de moi. T'as mis quoi ? Et c'est là que je lui fais ma tête de chat potté. Romeo et Juliet. Je sais qu'elle déteste ce genre de film, mais elle ne peut rien me refuser, de toute façon elle a pas intérêt. Je suis en phase de manque compulsif de film d'amour et qui sait ce qu'un "non" pourrait me faire faire. Bon ok, si elle disait non je changerais juste de DVD, mais quand même. Eeh, t'as pas acheté du pop-corn ? Ou genre de la crème glacée. A la noix de coco ? J'avais fini par remarquer avec le temps que Brandie avait une addiction à la noix de coco, mais tant qu'elle n'est pas accroc au joint, moi ça me va. Non, mais j'ai acheté des pommes, je pense à ta ligne. Je me suis levée et me suis dirigé vers les placards pendant qu'elle faisait la moue sur le canapé. Comme si j'allais vraiment acheter des pommes, vous me prenez pour qui ? Je fouillais dans le congélateur et trouvais ce que je cherchais. CREME GLACEE, NOIX DE COCOO. Prenant la pose comme si j'étais une présentatrice de télé-achat, le pot dans les mains, je vis ma coloc se retourner un énorme sourire aux lèvres. Je lui lançais alors le pot en espérant qu'elle réagirait et qu'elle le rattraperait avant qu'il ne lui arrive en ... pleine tronche. Oup's, désolé. Deuxième tentative de la tête de chat potté pour se faire pardonner. Je suis retournée m'asseoir dans le canapé et alors que j'appuyais sur le bouton play ... BAM, coupure de courant. C'est quoi ce bordel ? J'étais en plein suspens de Romeo et Juliet et voilà qu'il y a une coupure de courant, non mais ils se foutent du monde. Et puis j'ai peur du noir moi. On est restées assises toutes pendant cinq bonnes minutes avant de se rendre compte que ce n'était pas une simple petite coupure de quelques secondes. Bon, qu'est-ce qu'on fait ? J'arrivais à peine à voir Brandie, c'était vraiment flippant.

Romeo et Juliet. Naze. Enfin, naze, je vous l’accorde, c’est un classique, donc bon, c’est forcément pas si « naze » que ça. Mais naze quand même. D’autant plus que, je le sais parfaitement, Giulieta connait parfaitement ce film. Limite, elle vous sort les répliques avant même les acteurs. L’intérêt de se faire un film déjà vu, et revu ? Aucun. C’est pas drôle, et on sait tous de quelle manière finissent Romeo et Juliet, donc hein. Je la fusille du regard. Elle a de la chance de m’héberger quasiment gratuitement depuis quelques mois celle-là hein. Ou quelques années. Je sais plus. Bref. Un rire s’échappe d’entre mes lèvres. Mes pommes. Remarquez, j’aime beaucoup les pommes aussi. Haussement d’épaules. « Boarf, c’est cool les pommes aussi. » Giulieta se lève et va fouiner. J’hésite à changer de dvd derrière son dos. Techniquement, elle va mettre … cinq secondes. Trente si elle trouve pas ce qu’elle cherche. Malheureusement, je ne suis pas aussi rapide que ça. J’éclate de rire quand elle prend la pose genre, elle présente la crème glacée. Je crois que j’ai eu beaucoup de chance en tombant sur Giulieta, franchement, j’aurai pu avoir une colocataire chiante comme la pluie et sans sens de l’humour. Heureusement, elle est tout l’inverse. Grand sourire. Et PAF. Réflexe de ma part ? Zéro. C’est-à-dire que je n’ai eu le temps de voir Giu lancer le pot, encore moins eu le temps de me rendre compte qu’il fallait que je le rattrape, et encore moins eu le temps de me dire qu’il allait sans doute arriver sur ma tête. Je crois que mon cerveau est mal relié à mes yeux. Je grimace, je me frotte le crâne. « J’ai maaaaaaaal. » Ouais, bon, je crève pas non plus. Je la fusille du regard. Pour la deuxième fois. Enfin. J’ouvre le pot de crème glacée. « ptain, t’as pas pensé à la cuillère. » Et puis, bam. Bam, il fait tout noir. Plus de télé, plus de lumière. C’est quoi ce bordel, qu’elle me fait. Bonne question. « Tu vois, si t’avais pas cette manie de vivre avec les volets fermés, il ferait pas tout noir là .. » La petite coupure de courant de quelques secondes dure tout de même depuis quelques minutes déjà. « Ouaaaais. Je vais chercher des petites cuillères. » Je me lève du canapé, laisse Giulieta. Je fais quelques pas. « BORDEL DE MERDE PUTAIN PUTAIN PUTAIN » que je me mets à crier, totalement en français. Oui, je jure en français. Je viens de me cogner le petit orteil contre un meuble. Et je souffre. Véritablement. « je veux mouriiiiiiiiir, s’il-vous-plait, achevez-moi. » toujours en français.