Un soupir bruyant et visiblement excédé retentit à quelques mètres de Julian qui, surpris, leva les yeux, pour voir une jolie brune aux cheveux crépus et à la peau de café, visiblement en train de s’impatienter. Elle semblait scruter les alentours, clairement énervée, et Jude ne tarda pas à comprendre qu’elle cherchait un vendeur. Il l’approcha, le sourire aux lèvres, et s’adonna à ce petit jeu qu’il aimait tant mettre en pratique avec les femmes. Elle se trouvait devant les étagères Guerlain, et Jude eut tôt fait de sauter aux conclusions. Sans se départir de son sourire mutin, il lui glissa à l’oreille : « Instant de Guerlain. C’est ça ? » Elle se retourna brusquement, prise de court, et fronça les sourcils. « Oui, mais comment est-ce… » Sans même l’écouter, il fit volte-face et scruta les étagères du regard, repérant le flacon violet tout en haut. Amusé de se dire qu’elle ne l’avait sûrement pas vu à cause de sa petite taille – elle faisait un peu plus d’une tête de moins que lui – il monta sur le rebord, tendit le bras et saisit une boite qu’il lui tendit, toujours avec cette expression malicieuse et charmeuse. Elle la prit sans un mot, mais lui adressa un sourire pour le remercier. « Et si je peux me permettre, c’est un excellent choix. Bonne journée, bel Instant. » Un clin d’œil, et le voilà reparti. Il ne l’écouta même pas murmurer son prénom pour se présenter, et donna l’impression d’être déjà passé à autre chose.

Pourtant, c’était tout le contraire. Les yeux pétillants, les cheveux frisés, le sourire timide qui dévoilait néanmoins une rangée de dents blanches étincelantes par contraste avec la peau hâlée, et puis cette odeur enchanteresse, bien plus que le parfum en lui-même, tant de souvenirs qui ne quittaient pas l’esprit de Jude, de jour comme de nuit. C’est ainsi que le 25 décembre au matin, Billie trouva un petit colis chez elle, contenant un flacon d’essence de l’Instant de Guerlain. Avec le flacon, une invitation à venir dîner dans un des restaurants les plus prestigieux de la ville. Chez les Weinberg, l’argent n’avait jamais été un problème, bien au contraire. Rachel et Simon avaient su bâtir une fortune familiale des plus colossales, et le luxe, Jude nageait dedans depuis la naissance.

Elle partait d’un fou rire impossible à calmer alors qu’il se démenait en vain pour lécher la sauce tomate qui s’était réfugiée sur le bout de son nez… Ils couraient sous la pluie battante pour arriver à la voiture de Julian. Lorsqu’ils étaient rentrés, il n’avait pas démarré, mais, doucement, s’était emparé de ses lèvres… Elle l’accueillait, alors qu’il descendait, encore endormi, avec une assiette de pancakes qu’elle venait de préparer, vêtue uniquement d’un vieux t-shirt de Julian… Pour la première fois, au clair de la pleine lune, il la regarda dénuder son corps d’ange, et il s’en approcha, couvrant chaque parcelle de peau de baisers doux mais passionnés… Il la ramena contre lui alors qu’elle tremblait, tétanisée le cauchemar qu’elle venait de faire… Ils étaient dans le parc, et il lui courait après parce qu’elle venait de l’interrompre dans sa sieste en renversant une bouteille d’eau glacée sur lui… Il essuyait une larme qui roulait le long de sa joue, et une autre qui perlait au coin de son œil, en lui chuchotant de ne pas s’en faire, que tout s’arrangerait… Et il lui murmurait « je t’aime » du matin au soir, du soir au matin, replaçant une boucle égarée derrière son oreille, picorant son cou de baisers, et écoutant avec délice chacun des mots qu’elle formulait pour lui répondre.

« Vous pouvez embrasser la mariée. » Les souvenirs s’évanouirent pour faire définitivement place à la réalité. Tout se passa au ralenti, et, le sourire aux lèvres, il entoura sa silhouette frêle de ses bras, avant de poser une main dans sa nuque pour l’approcher de lui et s’emparer de ses lèvres devant la foule qui affichait les expressions les plus béates imaginables. Lorsque le baiser s’interrompit, les deux jeunes mariés, aux anges, se regardèrent, et il murmura : « Je t’aime, Billie. Et je t’aimerai toujours. »

Après avoir jeté un coup d’œil à l’article, Jude esquissa un sourire, satisfait du résultat. En réalité, son mariage avec Billie n’était absolument pas aussi idyllique que le portrait qu’on en dressait dans tous les journaux, mais cela importait peu au jeune homme, qui était avant tout satisfait de voir à quel point sa vie amoureuse contribuait à lui donner cette réputation impeccable que tant lui enviaient. Il n’avait jamais fait un seul pas de travers, du moins, personne n’en savait rien – car la réalité était toute autre. Il finit son espresso, tous sourires, et ne broncha pas en entendant Billie approcher à pas de loup derrière lui, ferma les yeux un instant lorsqu’elle déposa un baiser sur sa joue. Il sourit, se leva pour faire face à Billie, qui resserra sa cravate. Une lueur triste brillait dans ses jolis yeux, mais Jude la remarqua à peine. Il l’embrassa rapidement sur le front, lui lança : « Regarde, ils parlent de nous ! » avant de quitter leur élégante villa pour se rendre aux studios de la NBC.

La porte claqua derrière Jude, qui espérait ne pas avoir fait trop de bruit. Mais il constata rapidement qu’il en avait fait, et énormément, car une Billie livide apparut dans le hall. « Mais bon sang, t’étais où, Jude ? J’attends des nouvelles depuis des heures ! » Jude lança un coup d’œil à l’horloge qui trônait dans le hall, et y lut minuit moins dix. Il ne broncha pas, son visage se crispant néanmoins légèrement à cause de la voix stridente de sa femme. Il soupira. C’est vrai qu’il avait oublié de lui envoyer un message – il le faisait toujours, à chaque fois qu’il rentrait des heures après la fin de son travail. Mais aujourd’hui, il avait simplement informé Billie au petit-déjeuner qu’il finissait son travail à seize heures, et n’avait pas donné signe de vie après – et pour cause, son téléphone était resté au bureau, ce qui faisait qu’il n’avait pris aucun de ses appels ni répondu à ses messages. En général, Billie le laissait tranquille, mais il pouvait concevoir qu’elle s’était inquiétée. Elle s’approcha de lui et fronça le nez. « Et en plus, t’empestes l’alcool. » Julian soupira, agacé. « C’est bon, tu vas pas en faire tout un plat. Désolé, ok ? J’ai oublié de te prévenir. » À ce moment-là, les yeux fatigués de Billie se remplirent de larmes. « J’en reviens pas. Toutes tes bassesses, je les ai laissées passer. Mais je pensais pas que tu serais capable de tomber aussi bas. Que t’aies oublié. » Et à ce moment-là, la mémoire revint à Jude. On était le 24 février. Aujourd’hui, cela faisait sept ans qu’ils étaient ensemble. Il voulut dire quelque chose, mais Billie l’en empêcha. « Sors. Pars, j’ai pas envie de te voir. » Elle se répéta, la voix augmentant de volume, tremblante. Alors, il lui tourna le dos, et sortit.

Il ne retourna pas au bureau. Au lieu de quoi, il se dirigea vers un immeuble luxueux du centre de Bridgeport. Lorsqu’il sonna, une voix familière s’éleva à l’interphone, et lui ouvrit. Monté au cinquième étage, Jude fit bientôt face à une jolie blonde, à la silhouette plantureuse et au regard de braise. Elle s’appelait Linda, elle était directrice du département marketing de la NBC, mais leur relation avait très peu à voir avec le travail – cela faisait plus d’un an qu’ils avaient dépassé ce stade, même si elle lui faisait les yeux doux depuis son arrivée à la NBC. « Quelque chose cloche, mon grand ? », s’enquit-elle, l’invitant à entrer. Julian hésita, avant de dire simplement : « Non, rien de grave » et de la laisser l’embrasser à pleine bouche. La suite, vous la devinez.