L'alcool pouvait jouer bien des tours. Il créait certes la frénésie des soirées, il permettait la folie, et donnait une excuse aux pires erreurs. Mais il ne défaisait les effets d'absolument aucune erreur. Il n'empêchait pas les vies de changer pour un simple détail. Colleen aimait cette sensation régulière de perte de contrôle, et aimait se découvrir dans une étreinte nouvelle. La découverte d'une partie de soi, celle qu'on refuse parfois de laisser aller en d'autres moments. Pour autant, malgré cette unicité qu'elle trouvait dans chaque nouvelle soirée dans le monde de la nuit, elle aimait également son train train, et c'était exactement pour cette raison qu'elle était revenue travailler dans ce même bar qu'elle avait pourtant quitté quelques mois plus tôt pour fuir la ville. Elle retrouvait ses habitués, ses clients favoris, ses collègues, les nuits dans les lits des clients qu'elle trouvait les plus agréables à regarder... Ce soir-là, cela faisait exactement une semaine qu'elle avait retrouvé cette vie, et elle se sentait bien. Réellement bien. Elle se sentait elle-même et vivante. Elle faisait des cocktails, elle faisait rire les clients ou leur montrait qu'ils pouvaient avoir une chance. Elle glissait le long du couloir, croisant de temps en temps sa collègue entre deux verres pendant les coups de feu. A ce moment précis, ce n'était pas le coup de feu, mais le bar était cependant bien rempli. Elle s'était avancé vers ce jeune homme qui attendait d'être servi, billet à la main. Elle qui n'avait qu'une mémoire assez passable des visages ne se rappelait aucunement leur passé commun. Comme pour la narguer de son retour parmi eux, ses collègues lui avaient achetés un badge avec son nom. Ils le faisaient pour tous les nouveaux, pour se rappeler de leurs noms, mais également pour que les plus habitués de l'endroit puissent faire de même. Ils la connaissaient pourtant tous, mais c'était leur manière de dire qu'ils lui avaient manqué et qu'elle avait été absente bien trop longtemps. Elle l'avait mis, pour leur faire plaisir. C'était d'ailleurs le dernier soir où elle le mettrait. Le jeune homme devant qui elle était pour lui servir sa boisson sembla s'arrêter sur ce badge et prononça son nom à voix haute. Il lui posa d'ailleurs une question un peu bizarre puisqu'assez bête. Elle se pencha vers lui et lui dit à l'oreille "- Non, en fait je suis le pape, mais je suis en couverture, donc faut pas le dire, j'compte sur toi !" Un sourire taquin se figea sur son visage. Elle se décala ensuite et lui demanda désormais plus sérieusement "- En quoi puis-je aider ?". Elle était toujours parfaitement à l'aise quand elle se trouvait derrière son comptoir, cela se voyait parfaitement. Enfin, ok, il fallait avouer que même qu'il était rare, même en dehors de son travail, qu'elle semble manquer de confiance en elle. Certes. Mais elle ne se doutait aucunement de qui était Hevel, et pourtant, il avait de quoi la déstabiliser.

Une simple nouvelle pouvait avoir différentes conséquences sur une personne. Tout dépendait de cette même personne. Parfois, il s'agissait simplement d'étonnement suivi d'acceptation. D'autres fois, il y avait de l'ingratitude, de la moquerie, qui se mêlait soit à une ignorance profonde ou un refus de reconnaître la vérité. Nous ne devinions jamais quand une nouvelle pouvait nous tomber dessus. Il s'agissait d'être dans le complet tourbillon d'un quotidien, tout fraîchement repris pour Colleen en l'occurrence. Elle travaillait, servant verre après verre à des clients qu'elle connaissait parfois très bien, d'autres fois dont elle ignorait tout. Il y avait là ce jeune homme, dont elle venait de servir la boisson. Il l'avait appelé par son nom, mais cela ne semblait aucunement étrange puisqu'une inscription sur son haut le laissait visible à quiconque le souhaitait. Il lui arrivait régulièrement de se faire accoster de la sorte. On profitait du nom écrit sur le badge pour prétendre la connaître et lui jouer le dragueur. Elle acceptait d'y céder uniquement si l'homme n'était pas mal. Il fallait avouer que celui qui était face à elle n'était pas déplaisant du tout. Elle lui demanda donc en quoi elle pouvait l'aider. Il lui répondit en se présentant. Elle ne broncha pas, attendant la suite. En effet, elle ne connaissait d'aucune manière son nom, et pensait donc qu'il commençait seulement à parler, mais le silence de quelques secondes sembla indiquer l'inverse. Peut-être le nom aurait-il dû lui rappeler quelque chose, mais non, aucunement. Il faut dire que s'il avait été un de ses one shot, il était carrément clair qu'elle ne pouvait pas se rappeler de son nom. Le jeune homme sembla insister en lui expliquant qu'il devait connaître son nom, mais ce n'était pas le cas. Elle hocha simplement la tête de gauche à droite, de manière à réfuter la phrase qu'il venait de dire. Elle fronçait les sourcils, preuve qu'elle ne comprenait pas où il voulait en venir. Etait-ce quelqu'un d'important qui venait en ville ? Non, pourquoi se serait-il présenté ainsi à elle dans ce cas-là ! Etait-il quelqu'un de sa famille ? Non plus, elle n'avait pas beaucoup de famille, cela s'arrêtait à ses parents, n'ayant chacun aucune fratrie, cela obligeait sa famille à être éloignée. Le regard insistant qu'il lui portait ne la déstabilisa aucunement, puisqu'elle attendait simplement qu'il lui explique. Puis, la phrase suivante se fit entendre, et un éclat de rire vint immédiatement se former entre les lèvres de la jeune blonde. "- On ne me l'avait encore jamais faite celle-là ! Nous sommes mariés, mais dans une autre vie, et donc nous nous devons de nous connaître dans cette vie-là, c'est ça ? Ou alors, vous venez du futur où vous avez vu qu'on était mariés, non ?" Colleen mariée semblait une image assez... grotesque ? Il fallait avouer que la jeune femme n'était pas réellement connu pour des relations de couple stables, ni même pour des relations de couple tout court ! Elle n'avait jamais eu cette ambition comme d'autres, de vouloir avoir une belle et grande famille. Elle n'avait toujours voulu que l'argent et la tranquillité. Cela ne pouvait être qu'une blague ou une nouvelle méthode de drague, ce n'était pas possible autrement selon elle. Si elle savait ce que l'alcool lui avait fait faire...

Il existe des coïncidences qui ne vous surprennent pas. Elles ne pouvaient être autre chose que des coïncidences. D'autres coïncidences se plantaient sur votre chemin et vous faisaient douter. Dans de rares cas, il vous arrivait de vous rendre compte que ce n'était pas des coïncidences. Le temps pour arriver à cette conclusion pouvait varier. Pour Colleen, à ce moment précis, il avait fallu quelques secondes. D'abord, les mots de Hevel avaient résonné dans sa tête. Elle l'avait pris comme un choc. Tout semblait logique. Mais elle niait en se disant que beaucoup de monde allait à Las Vegas, il avait de grandes chances de tomber juste. Oui, mais non, c'était trop précis. Elle ne se rappelait absolument pas de cette soirée à Las Vegas, mais elle n'avait jamais cherché à savoir ce qui avait pu se produire. Elle s'en était contrefiché. Cela lui revenait au visage, et elle avait du mal à admettre l'idée qu'elle s'était mariée. Et qu'il était là, assis face à elle, à lui dire d'une manière qu'elle considérait calme. Elle avait envie de s'arracher les cheveux, de crier. Le mariage, très peu pour elle, mais genre vraiment très peu. Il lui montra l'alliance qu'il était sensé porter, et lui indiqua qu'il ne savait pas où elle avait mis la sienne. Elle était assez éberluée. "- Mais c'est quoi ce bordel ? Comment on a pu faire ça ?" Elle venait tout juste d'exprimer à voix haute ce qu'elle pensait depuis quelques secondes déjà. Elle se tourna vers ses collègues, leur faisant comprendre qu'elle prenait sa pause. Tous les deux bourrés, ils s'étaient donc mariés. Elle avait du mal à réaliser. Même bourrée, elle avait du mal à croire au romantisme et à l'amour éternel... alors se marier ! Bon, peut-être l'avaient-ils fait par "délire" parce qu'à Las Vegas, LA ville du mariage sur un coup de tête. Mais même ! Il était rare que Colleen boive jusqu'à ne se souvenir absolument de rien, mais là, elle ne réalisait pas. Puis, comme pour se rassurer, ce fut les hypothèses autres qu'un mariage qui sortirent de sa bouche "- Mais t'es sûr qu'on ne s'est pas juste donné les alliances... vu qu'on était tous les deux bourrés apparemment, tu ne te souviens peut-être pas non plus, si ? Enfin, je veux dire, tu as des papiers ou quelque chose qui prouve qu'on a été assez bourrés et cons pour faire ça ?" Elle en avait oublié tout son caractère, aucune drague, aucune méchanceté gratuite ne semblait trouver un passage dans sa gorge. L'étonnement était encore bien trop présent, elle nageait dans les eaux troubles d'une incompréhension venue d'une soirée noyée dans l'alcool. Puis au bout de quelques secondes, avec un calme étonnant et une certitude bien saisissable, elle assura "- T'as les papiers pour le divorce ?" Mariée, enchaînée à un homme. Cette simple idée la révulsait. Ce ne pouvait être possible, pas pour Colleen. Elle aimait les hommes, elle adorait partager sa vie avec eux. Mais un seul, un unique et le clamer pour l'éternité. Cela sonnait faux. Inconcevable. Irréel. Pourtant, elle se retrouvait là, à nouveau silencieuse face à son mari. Cette expression était effrayante, mais malheureusement pour eux bien réaliste. Cet inconnu était censé représenter l'homme avec qui elle avait le lien le plus étroit. L'homme qu'elle devrait aimer. L'homme avec qui elle devrait souhaiter être autant qu'elle le pouvait. Mais il n'était rien. Personne. Juste son mari sur les papiers. Juste ça...

Un monde pouvait s'écrouler à cause d'un simple battement d'ailes. Un simple papillon pouvait changer la donne sur beaucoup de choses. Un simple petit geste doux, attentionné et tout partait en vrille. Comme dans un mariage. C'était néanmoins la vision que se faisait Colleen du mariage et de l'engagement avec un homme. Le choc était dur à encaisser, il était vrai. Il faut dire qu'elle n'était pas partie la semaine précédente à Las Vegas, mais bien quelques mois en arrière. Elle avait l'impression de se prendre un seau d'eau dans la tête. Tout lui revenait au visage. Les rares souvenirs de la soirée défilaient sous ses yeux mais n'avaient aucune trace du visage de son interlocuteur. Tout était comme des glaçons, elle gelait sur place, elle en frissonna. Elle s'était exclamée aussitôt après avoir appris la nouvelle, sur un ton assez vulgaire, il fallait l'avouer, avant de se calmer et d'analyser la situation aussi bien qu'elle le pouvait. La nouvelle n'était pour autant par encore avaler, mais il s'agissait tout de même d'un mariage, alors il ne fallait pas non plus s'attendre à une demie-seconde d'étonnement et un sourire, surtout pour une fille libre comme Colleen. Elle sentit dans l'attitude du jeune homme qu'elle ne lui répondait pas exactement comme il l'aurait attendu, alors elle se calma encore un peu plus. Son rire, son ton froid, l'ensemble lui rappela qu'elle s'adressait à son mari et qu'elle ne devait pas s'exciter ainsi, mais trouver une solution à deux. A deux. Cela sonnait faux dans sa tête, impossible, stupide. Mais c'était pourtant ça, juste ça. Elle ne pouvait faire autrement. S'il ne voulait pas divorcer, elle serait dans de beaux draps par exemple. Elle était dépendante de lui, de sa réaction, de ce qu'il déciderait. Pour la première fois de sa vie, toute sa vie dépendait du choix d'un autre. Et elle avait peur. Elle se sentait vulnérable, comme si une épée était prête à lui trancher la gorge. Comme si elle avait se marier. Comme si elle devait rester mariée. Ce supplice était un des pires. Elle ne savait même plus comment sortir de cette impasse. Pour la première fois de sa vie, elle comprit tous ces gens qui une fois les conséquences d'une cuite arrivées, s'en voulant et se disant "plus jamais". " Hmm, oui, en effet, ça aurait bête de venir sans être sûre. Question bête, désolée." Colleen répondant de la sorte semblait être dans un de ses meilleurs jours. En réalité, c'était l'inverse. Elle ne pouvait l'envoyer paitre alors que son avenir pouvait dépendre de ce qu'il voulait. Et s'il était croyant et était carrément contre le divorce ? Elle finit par s'asseoir juste à côté de lui, le regardant l'air sérieux et grave tandis qu'il lui disait qu'il n'avait pas les papiers sur lui. Silencieusement, elle hocha la tête et fut rassurée de savoir qu'il était d'accord pour la séparation. La dernière phrase qui sortit de sa bouche eut pour mérite de faire sourire un peu la jeune blonde qui se relâcha donc un peu. "- Oui, faut vraiment qu'on voit assez vite si possible. Je vais essayer de m'arranger pour me faire remplacer ce soir. J'ai aidé une collègue la semaine dernière, elle me doit bien ça. Je ne suis pas du tout le genre de femme qu'on réussit à épouser, tu n'estimes même pas le privilège, si tant est qu'un mariage en soit un, de m'avoir comme épouse. Boire à m'en marier, ahah, j'y aurais jamais cru ! Mais bon, vaut largement mieux avec toi qu'avec un lourdingue qui aurait refusé de mettre un terme à ça !" expliqua-t-elle dans un ton qui laissait ressentir très fortement le soulagement qu'elle éprouvait face à la tournure que prenait cette mauvaise nouvelle. La nouvelle n'était tout de même pas bonne, mais tout s'arrangeait un peu tout de même après tout.